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        Je contemplais par la fenêtre la pleine lune s’offrant à moi. Je n’avais pas pris le temps de l’observer depuis bien des années. Le ciel étoilé gardait encore les stigmates de la guerre qui venait de frapper notre monde : craquelé de fêlures bleu roi et parcouru de longs filaments dorés. La toile céleste était si belle ce soir-là qu’un simple mortel n’aurait pu en détacher le regard.

        J'inspirais profondément. Le parfum des cyprès qui s’étendaient jusque dans l’ombre en contrebas de la vallée de Reptt m’emplit les poumons. Jamais je n’aurais imaginé un jour contempler ces terres que jadis je pensais hostiles, peuplées par des parias, qui m’avaient pourtant accueillie sans jugement et avec cœur. Je considérais désormais ses habitants comme ma propre famille, loin de ceux qui se disaient être mes pairs.

        Les nuages défilaient comme les épisodes de ma vie, et je fis le bilan de celle que j’avais été. Je fermai les yeux, me remémorant le passé : mes courtes années de petite fille, avant ce que je caractérisais de « seconde existence ». Plus de deux millénaires au service des cieux.

Là-haut, dans la lumière, on m’avait admirée, idolâtrée et vouée à l’un des plus brillants avenirs. On me disait respectable, sage et bienveillante. Aujourd’hui, je savais ne pas avoir été cette personne-là.

        Des années avant ma chute qui me précipita jusqu’ici, j’avais fait une promesse qui allait irrémédiablement bouleverser mon destin. Une promesse solennelle qui avait détruit mes ambitions et mes idéaux, tout autant que ma propre personne. Mais, je m’étais toujours refusée à la rompre, en mémoire aux derniers vœux d’une amie fidèle.

        À cet instant, j’eus une pensée pour elle, en sachant ô combien elle aurait été fière de moi. Oui, j’avais renié celle que j’étais. Les actes accomplis qui en découlaient avaient été jugés impardonnables, et ils l’étaient. Mais, j’aurais pu sacrifier davantage qu’il m’en avait coûté pour préserver mon honneur. Aujourd’hui, ma parole tenue: les trahisons, les mensonges et les vies anéanties par ma détermination aveugle pesaient lourd sur ma conscience. Intérieurement, j’agonisai. Le cœur rempli de remords, les yeux brillants de culpabilité, je fixai à nouveau la lune et m’adressai à elle comme à une confidente :

        — Pourrai-je un jour trouver la paix ?

        Au bord des larmes, je baissais la tête, laissant échapper l’une d’entre elles, qui tomba sur le sol en pierre brisé.

 

« Je viens d’un monde où la magie est la pierre ayant servi à tout bâtir. Là où le bien et le mal luttent sans fin pour la domination. Mon existence a été guidée par la volonté de maintenir un équilibre. Si j’ai commis des actes reprochables, ce n’était que par conviction, pour préserver à tout prix l’harmonie de ce monde. »

 

Ainsi trottait dans ma tête ce message pour seul réconfort.

 

Un puissant courant d’air m’arracha à mes douloureux souvenirs, emportant avec lui le lambeau de tissu qui servait de rideau. La lune s’épanouit de ses rayons blanc-argenté, éclairant la pièce d’une pâle lueur. Le ciel perdit son apparat de couleurs et de dorures, retrouvant son bleu nuit naturel.

        Un vent frais s’engouffra à son tour par la fenêtre, il caressa mon visage et souleva mes longs cheveux noir de jais. Je pris le temps de l’apprécier, quand soudain, le grincement de la porte de ma chambre se fit entendre. Comme chaque soir, je savais que l’on venait me réclamer une histoire. Tandis que je me retournais, huit petites silhouettes investissaient le lieu en se regroupant.

        Elles me fixèrent de leurs yeux scintillants dans la pénombre, ne bougeant guère et ne disant mot. Tout en séchant mes yeux du bout de l’index, je déployai de larges ailes aux plumes noires pour me les dégourdir. Voilant la fenêtre pendant un instant, je plongeai la pièce dans une obscurité presque totale. Une fois mes ailes repliées, la lune s’était fondue dans d’épais nuages.

        Je reculais d’un pas. Mes pieds, nus, collaient aux dalles froides. D’un mouvement de main, si machinal pour moi que je l’employais sans m’en rendre compte, j’allumais une lanterne sur l’étagère au mur. La flamme tapissa la pièce d’un teint de vieux parchemin et me révéla de bien familiers visages.

        Mes disciples aux corps frêles étaient vêtus de haillons fendus au dos, laissant apparaitre de jeunes ailes identiques aux miennes. Ils me fixaient avec des yeux d’enfants sages tandis que leurs mines blêmes s'interrogeaient de voir mes joues humides (la première fois qu’ils me surprenaient dans cet état). Une petite voix interrogea :

        — Madame, vous pleuriez ?

Un léger sourire se dessina au coin de mes lèvres et je répondis le plus honnêtement du monde :

        — Oui. Et écoutez bien ceci : ne retenez jamais vos larmes, elles sont votre expression la plus sincère.

        Natie afficha un visage tendre et attrapa un pli de ma robe :

        — C’est à propos d’Arthémia, n’est-ce pas ?

 

En entendant ce nom, mon cœur fit un bond dans ma poitrine. S’en suivit un instant d’absence. Persuadée de ne jamais leur en avoir parlé, l’avais-je laissé échapper de ma bouche sans m’en rendre compte ? Ou alors, écoutaient-ils à la porte de ma chambre ?

        Car s’il fallait en retenir qu'un de la liste des personnes que j’avais trahies, c’était bien celui-là.

        — Comment connais-tu ce nom ?

        Elle lâcha le pli de ma robe et dirigea son regard vers ses pieds :

        — La nuit, vous parlez dans vos rêves, on peut vous entendre dire « Arthémia », répondit-elle en cherchant approbation auprès de ses camarades.

        Surprise de sa réponse, je restais figée sur place, pensive. Je m’étais inconsciemment livrée. Le sujet désormais sur la table, j’étais certaine que les questions ne tarderaient pas.

        — Je vois.

Natie me prit par le poignet en tirant gentiment dessus :

        — Vous voulez bien nous raconter son histoire ?

        — Oh oui ! S’il vous plaît ! s’écria en chœur la petite assemblée.

        Un immense doute m’habitait. Je savais qu’en leur racontant, ils me découvriraient sous un autre jour. Ces enfants comprendraient-ils seulement les choix que j’avais dû faire ?

Eux qui ignoraient tout du monde extérieur et de la place qu’ils y tenaient. Le luxe dans lequel j’avais vécu n’avait rien à voir avec la vie chiche que nous menions ici. Leurs regards étaient suspendus à mes lèvres. Ils attendaient les mains jointes et doigts croisés comme suppliant une réponse positive. Plus je les observais et plus je voyais en eux une chance de rattraper mes erreurs.

Je soupirai.

 Après tout, la guerre avait fait rage jusqu’ici même, à la Rupture. Ils étaient en droit de savoir qui était Arthémia. Cette histoire était aussi la leur et cela entrait parfaitement dans le cadre de leur apprentissage.

        — C’est d’accord. Mais c’est une très longue histoire, alors, je vous la raconterai en plusieurs fois. Cela vous convient-il ?

        — Oui Madame ! se réjouirent mes néophytes.

 

        Sachant qu’un jour je devrais conter ce récit, et ma mémoire vieillissante, j’avais pris les devants. Je me dirigeai vers mon lit en chêne massif, le seul ameublement laissant deviner que cette pièce était une chambre. J’en sortis du dessous un linge bleu marine, épousant la forme d’un objet sphérique. Satisfaite d’avoir su préserver ce trésor, je retournai à côté de mes visiteurs qui s’affairaient à trouver la meilleure place pour écouter. Je croisai mes froides jambes sous ma robe vieillie, agrippai le tissu, puis le tirai d’un geste rapide.     

        Révélé, l’orbe d’omniscience d’un bleu translucide suscita immédiatement la curiosité de mes invités. Cet instrument avait emmagasiné toute cette histoire, jusqu’au moindre détail. Il narrerait bien mieux que moi, sans hésitation et avec illustration.

        J’y plongeai mon regard et mon esprit pour ne faire plus qu’un avec l’objet. Puis, je passais ma main au-dessus (de mon geste habituel), susurrai quelques atticismes, puis il se teinta d’une brume violacée. Tous les visages présents s’ébahirent devant ce spectacle. L’excitation était palpable. La nuée émanant inonda la pièce en épousant la forme des murs, puis nous immergea dans l’esquisse d’un autre lieu. Alors, la fumée s’estompa, ne laissant que le bleu miroitant de l’orbe qui projetait au centre de la chambre les images d’un lointain souvenir. Mon auditoire et moi-même fûmes ensuite transportés dans les méandres du passé, qu’une voix grave et résonante commença à nous conter…

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