top of page
Chapitre I: Texte
Chapitre II.png
mystification.png

Ciel - 4ème niveau, Ordre d’Aphandral.

 

        Le gnoll se tenait debout comme un homme, mais n’en faisait de taille que la moitié. Il remit en place les bretelles de son pantalon, dont l’arrière fendu laissait échapper une longue queue touffue. Puis, il remonta les manches de sa chemise beige en lin. Apprêté, il jeta un furtif coup d’œil par la couleuvrine, avant d’entamer sa deuxième ronde matinale. Dans un bruit sourd, il claqua la porte en chêne de sa loge, aménagée au pied de la tour des visions. Il traversa alors la grande cour d’enceinte jusqu’à l’escalier adjacent aux remparts de la citadelle.

        Arrivé sur le haut des marches, il suivit le chemin de ronde comme à son habitude, l’œil aux aguets. Le soleil frappait la façade est des bâtiments qui constituaient la cité. Flottant au milieu du ciel, l’ensemble architectural sculpté dans la roche blanche d’une immense montagne s’érigeait sur tout le versant nord de celle-ci.

        Mitrolos profitait de la vue en savourant sa chance d’être là. Ce n’avait pas toujours été le cas. Si sa route n’avait pas croisé celle d’une bonne âme quinze ans plus tôt, il serait probablement toujours sur les terres brûlées du diable, ou au fond d’un trou.

        Il n’avait rien oublié de son procès. Beaucoup d’anges s’étaient battus avec vélocité, tous bien décidés à rejeter sa demande d’asile. Les mots résonnaient toujours dans sa tête : « Impensable, immoral, irrecevable, ignoble, créature du diable ». Les qualificatifs avaient été nombreux, mais nullement flatteurs.

        Bien que le jugement eût été favorable, le résultat d’une longue joute verbale ; sa présence ici ne faisait pas l’unanimité et était étroitement surveillée. Alors, il prenait le rôle qu’on lui avait attribué très au sérieux. En tant que gardien de la cité d’Aphandral, il avait la tâche d’en assurer la surveillance et la protection. Une chance pour lui, qui possédait une excellente ouïe et un odorat si développé, capable de distinguer avec précision jusqu’à l’odeur même d’une embuscade.

        Il traversa un nuage humide, lui chatouillant le bout du museau qu’il avait sensible et contint un éternuement. Puis, se lécha les babines dont deux crocs ressortaient éclatants de part et d’autre. Il huma l’air frais de sa truffe noire, que la tache rose en forme de cœur rendait particulièrement reconnaissable. Après quoi, il agita ses moustaches pour chasser les gouttelettes d’eau qui s’y formaient, jusqu’à avoir franchi l’amas bruineux qui l’incommodait tant. Son poil gris clair désormais mouillé, il prit soin de rester à la portée des rayons du soleil pour sécher rapidement. Un peu plus loin, Mitrolos s’arrêta au rebord d’un parapet auquel il s’agrippa de ses deux pattes avant griffues, et se pencha pour observer le vide. Rien n'ayant retenu son attention, il se releva aussitôt et poursuivit sa patrouille. Soudain, à mi-chemin de son parcours, un bruit à peine audible pour le commun des créatures siffla à travers les nuages. Les oreilles dressées sur son crâne plat, il observa un intense faisceau lumineux jaillir depuis les niveaux inférieurs jusqu’au plus haut sommet des cieux. Sachant qu’il n’avait que peu de temps pour réagir, Mitrolos se saisit immédiatement du petit étui en cuir qu’il portait en bandoulière. Dans la panique, il manqua de le laisser tomber deux fois en tentant de faire sauter le bouton pression qui le maintenait fermé. Lorsque le clic eu retentit, il fit glisser une longue-vue en laiton hors de la protection et plaça le cercle oculaire devant son œil droit. Tout en dépliant au maximum l’instrument, il pointa en direction du faisceau. Ce qu’il y vit le glaça de stupeur. Tandis que le rayon lumineux s’atténuait jusqu’à disparaitre, il rassembla ses esprits. Puis, d’agiles et vifs mouvements, il replia l’outil, le rangea et revint sur ses pas à toute allure.

        Mitrolos descendit précipitamment les marches qui gagnaient la cour intérieure, et se dirigea jusqu’au sextuor de statues qui en déterminaient le centre. Comme il était d’usage, il salua révérencieusement les représentations en albâtre qui le toisaient de leurs huit mètres de hauteur. Il redressa alors le dos et s’engagea sur les grands escaliers à deux paliers qui leur succédaient. Arrivé au sommet, il traversa la Grande Salle à toute vitesse ; patinant pas moins de cinq fois sur le sol en marbre brillant comme un miroir, dans un crissement strident. Puis, il vira sec, dérapant jusqu’au couloir de gauche. Il s’y enfonça jusqu’au bout et termina par emprunter un étroit escalier en colimaçon. Au terme de son ascension, haletant, il s’adossa contre le mur pour reprendre son souffle, à proximité d’une large peinture de scène de guerre engageant anges et démons. Sa respiration désormais plus calme, il poursuivit sur une dizaine de mètres dans le corridor qui lui faisait face. Il tourna de nouveau à gauche et s’arrêta enfin devant la deuxième porte à droite.

        Ce qui de prime abord aurait choqué n’importe qui en observant la porte, ne sembla pas déranger Mitrolos le moins du monde. Il n’y avait aucune poignée, ni même de serrure. Pourtant, celle-ci était belle et bien verrouillée. Le gnoll s’appuya d’une patte sur l’huisserie et prit une grande bouffée d’oxygène. Puis, il frappa cinq petits coups d’une cadence très précise sur le montant de la porte.

        — Entrez ! lança une voix étouffée par l’épaisseur du bois.

        La porte s’ouvrit d’elle-même de quelques centimètres et Mitrolos s’y engouffra en prenant soin de la refermer derrière lui. La pièce était inondée de lumière qui cascadait par les hautes fenêtres du mur ouest. À l’opposé, un vitrail parsemait le sol en pierres de tâches multicolores. D’imposants meubles en noyer structuraient le lieu et de grands tableaux habillaient la paroi du fond. Derrière le grand bureau mordoré qui lui faisait face, Mitrolos fixait une femme qui grattait le papier de sa plume blanche. Ses cheveux bruns étaient coiffés d’autant de bijoux que son petit cou. Il attendit que la main eût fini ses longues arabesques et reposé la plume sur son support pour annoncer d’une voix chancelante :

        — Bonjour, dame Irimis.

        Elle lui rendit son salut d’un geste de la tête tandis qu’elle croisait les doigts en les posant sur son plan de travail.

        — Je connais cette voix tremblante, assura-t-elle calmement. Que se passe-t-il ?

        Le gnoll croisa les doigts à son tour :

        — C’est que je viens l’apercevoir. Là dehors. La marque d’Odia, Madame. Elle s’est réveillée.

        Irimis eut un rictus qui déforma la peau de pêche de son visage. Il ne lui fallut pas plus d’explications pour comprendre tout ce que cette révélation allait engendrer. Elle s’enfonça lourdement dans son fauteuil, écrasant le coussin pourpre qui lui calait le dos et se terra dans le silence. Mitrolos se sentant coupable d’avoir plongé sa supérieure dans un état léthargique étoffa son propos :

        — J’ai fait aussi vite que possible pour vous prévenir. Je m’inquiète beaucoup des évènements qui vont s’en suivre. Et je m’inquiète aussi pour vous.

        Irimis restait muette.

        — Qu’allez-vous faire à présent ? interrogea le gnoll navré.

        La femme se leva sans un mot. Elle portait une élégante robe blanche brodée de fils d’or et d’argent et ses longues manches étaient généreusement brodées. Sans laisser transparaitre la moindre émotion, elle rassembla les documents qui recouvraient son bureau.

        — Souhaitez-vous une tasse de thé ? demanda Mitrolos en se dirigeant vers le foyer ardent de la cheminée.

        Sans même attendre une réponse, il saisit la théière en argent qui s’y prélassait en s’aidant d’un torchon, et versa le liquide brûlant dans une tasse en porcelaine. Irimis lui tendit la main droite. Le gnoll tout heureux que sa proposition ait retenu l’attention de son interlocutrice la lui apporta sans plus attendre.

        — Merci mon ami, dit la femme en posant la tasse sur la soucoupe près de son encrier.

        Tout en fermant les yeux, Mitrolos laissa échapper un soupir de soulagement. Dame Irimis (comme il aimait à l’appeler), s’était enfin remise de ses émotions.

        — Avez-vous l’intention de vous en tenir au plan, Madame ?

        Elle prit un air désolé :

        — Je n’ai, hélas, aucun autre choix. J’ai fait une promesse, Mitrolos.

        Malgré toute l’adoration et la reconnaissance qu’il avait envers sa supérieure, il se faisait du souci pour elle :

        — Vous n’auriez jamais dû promettre une telle chose. Ce qui vous attend sera la plus difficile épreuve que vous ayez eu à relever jusqu’ici.

        Elle but une gorgée de son thé :

        — Veux-tu dire qu’il aurait mieux fallu que je refuse ?

        — Non. Mais jurer de faire de votre mieux, pas de réussir, rectifia Mitrolos d’un ton amical.

        — Ce qui est fait est fait, et je compte bien tenir mes engagements, assura Irimis en reposant sa tasse.

        — Mais si nous nous trompions, et si la prophétie était fausse ! insista le gnoll.

        Elle le fixa droit dans les yeux et se livra un peu plus :

        — J’ai eu des années pour y réfléchir, peser le pour et le contre. Je sais que notre action engendrera conflits et sacrifices. Mais, des heures sombres nous attendent. Alors, si nous voulons protéger notre monde, nous devons tout mettre en œuvre pour y parvenir. Même, s’il persiste toujours une part de doute en moi, j’ai l’intime conviction de faire le bon choix. Du moins, je l’espère plus que tout.

        — Si vous comprenez bien tout ce que cela implique, alors il n’y a pas d’hésitation à avoir. Mais, s’il vous plait, dame Irimis, promettez-moi de ne jamais regretter.

        Tout en reprenant sa tasse, elle ajouta d’un ton sans équivoque:

        — Je ne peux rien promettre de plus que je n’ai déjà promis.

        Elle termina son thé d’une seule traite et interpella Mitrolos, dont les oreilles tombantes indiquaient le désarroi :

        — Au fait, je te remercie, dit-elle avec bienveillance.

        — Mais de quoi, Madame ?

        — De t’inquiéter pour moi.

        — Il n’y a pas de quoi. Vous l’avez dit vous-même, il y aura des sacrifices, je voulais m’assurer que vous n’en ferez pas partie.

        Irimis resta coite un moment. Ressassant ce jour où elle jura de tout mettre en œuvre pour protéger celle qui porte la marque d’Odia, et que s’accomplisse la prophétie. Puis, dans un élan de détermination, elle se remit dans l’action :

        — Nous allons devoir être méthodiques, décréta-t-elle d’un ton résolument autoritaire. Tout d’abord, il me faut la prophétie.

        Elle ouvrit le tiroir dérobé qui n’en avait plus que le nom étant donné que tout le monde savait où il se trouvait, et en sortit une petite clef en argent. Puis, se dirigea ensuite sur sa gauche jusqu’à la porte annexe de son bureau et fit signe à Mitrolos de la suivre. Après avoir frappé cinq fois sur la traverse avec la même cadence qu’il fallut au gnoll pour entrer ici, la porte pivota sur ses gonds. Ils pénétrèrent dans une pièce aménagée en salle de travail et uniquement éclairée à la bougie. Avec la clef en argent, Irimis ouvrit un grand secrétaire en acacia d’où elle en sortit un coffret en fer qu’elle donna à Mitrolos. Elle retourna alors dans la pièce principale, suivit de près par le gnoll qui ne comprenait pas pourquoi tout ce remue-ménage. Irimis plaça alors Mitrolos face au mur qui leur faisait face. Sur celui-ci étaient accrochés des cadres, l’ensemble des titres honorifiques qu’elle avait accumulés durant des années : Directrice d’Aphandral, Consultante en histoire céleste, Membre honoraire du conseil des lumières, et une bonne vingtaine d’autres encore.

        Tout en s’éloignant le plus loin possible de Mitrolos qui maintenant lui faisait dos, elle le guida de la voix :

        — Tiens le coffret fermement devant toi et ne le quitte pas des yeux. Compte ensuite jusqu’à trois, et ouvre-le d’un coup franc.

        — D’accord, répondit le gnoll en agitant la tête avec tout de même une certaine appréhension.

        — 1 ! cria-t-il

        — 2 !

        — 3 !

        Irimis se boucha le nez, et Mitrolos souleva le couvercle du coffret d’un geste décidé. Une brume verdâtre s’échappa du contenant et vint se loger en partie dans les narines sensibles du gnoll. L’effet fut immédiat. Mitrolos éternua violemment trois fois, arrosant le mur de fines particules de mucus. Dans une symphonie de cliquetis mécaniques, chacun des cadres s’inclina de 90 degrés vers la droite, et un morceau de parchemin glissa le long du mur avant d’atterrir sur le sol.

        — Bénis soient les cieux !  Ça a fonctionné, s’exclama Irimis en se débouchant le nez.

        Le gnoll se sentant piégé et trahi se tourna vers sa maîtresse en pestant :

        — Mais ! Que m’avez-vous fait?

        Il posa le coffret sur le guéridon à sa portée et se frotta le museau avec les pattes.

        — Rien, voyons. C’est un coffre-à-tes-souhaits, répondit-elle dans la plus grande indifférence.

        — Un quoi ?

        — C’est un objet de farce et attrape que j’ai déniché dans une boutique peu engageante, soit dit en passant.

        Elle lui tendit un mouchoir en tissu, ramassa le parchemin et se mit par nostalgie à en lire le recto :

 

« Quand de sombres jours guetteront les cieux,

Et tous les efforts infructueux.

Celle qui de nouveau portera la marque d’Odia,

Et le céleste enfin rejoint,

D’un pouvoir fondamental profitera,

Assurant un meilleur lendemain.

Le grand mal insensible jusqu’alors,

Anéanti pourra l’être, dès lors. »

 

        Elle eut un pincement au cœur en relisant ces quelques lignes auxquelles elle s’était engagée. Puis, le roula avant de le glisser dans une des poches de sa longue robe.

        Mitrolos dégagea ses narines bruyamment et tout en contemplant les cadres qui reprenaient leur inclinaison naturelle, cogita :

        — Alors, c’est à ça que servait la boite. À déclencher tout ce dispositif.

        — Non, il servait juste à te faire éternuer. C’était toi la véritable clef, assura Irimis affichant une mine réjouie.

        — Vous voulez dire qu’il fallait que je recouvre ce mur de morve pour que l’enchantement fonctionne ? questionna Mitrolos abasourdi.

        Elle acquiesça.

        — Je ne vous connaissais pas ce penchant pour les fluides muqueux de gnoll, dame Irimis.

        — Je te rassure, je n’en ai aucun. Et je peux t’assurer que personne dans toute la cité n’aurait voulu se trouver en face de toi à ce moment-là, plaisanta-t-elle. C’est d’ailleurs pour cette raison que ce plan me sembla idéal.

        Mitrolos affichait une mine déconfite. Dame Irimis s’était jouée de la délicatesse des anges pour les substances rebutantes pour dissimuler astucieusement le parchemin.

        — Votre raisonnement est parfois effrayant, brillant, certes. Mais… terrifiant.

        — Je prends ça pour un compliment, dit-elle en le remerciant.

        Puis, elle ajouta :

        — Nous avons terminé ici. Peux-tu informer Ludora et Orphor que nous sommes prêts, et qu’ils me rejoignent dans le salon bleu, s’il te plaît ?

        — J’y vais de ce pas, s’en chargea Mitrolos en quittant la pièce.

 

        Irimis resta quelques minutes, seule dans son bureau. Juste le temps qu’il lui fallait pour terminer ce qu’elle avait commencé. Elle rangea sa tasse vide dans le buffet et retourna la soucoupe. Du dessous, elle en décolla un disque bleu cobalt deux fois plus grand qu’une pièce de monnaie. L’objet était frappé du sceau de l’Académie de magie : deux cercles entrecroisés, et une étoile à sept branches dans l’espace créé par leurs jonctions. Elle laissa échapper un petit rire feutré en réalisant que ce modeste objet était capable d’accumuler plus de puissance que toutes les personnes présentes dans l’ordre. Puis, le glissa dans la même poche que le parchemin et quitta son bureau.

 

        Pendant qu’elle se rendait sur le lieu du rendez-vous, Irimis ne put s’empêcher de s’imaginer les prochaines minutes décisives qui allaient suivre. Même si tous les détails de son plan avaient été profondément réfléchis, la mystification restait une incantation extrêmement rare tant elle était puissante et rigoureusement surveillée. Sa seule réalisation allait entraîner une foule de conséquences qu’elle avait bien sûr anticipées, excepté une.

        Afin de maintenir un équilibre, l’académie de magie n’accordait une mystification qu’à la condition qu’il en soit fait de même pour le camp opposé. Dès qu’elle en aurait fait l’usage, les enfers jouiraient à leur tour de ce même privilège. Et c’était là sa plus grande appréhension. Irimis n’avait aucune idée de ce que les enfers décideraient d’en faire.

        À son approche du salon bleu, elle entendit les bribes d’une conversation et reconnut les voix de Ludora et Orphor. Elle en conclut qu’ils avaient bien reçu son message, pénétra à son tour dans la pièce et tourna le verrou. Une forte odeur de camphre envahissait le lieu et à sa grande surprise, l’organisation du salon ovale avait changé. Les rideaux indigo avaient été tirés, et des dizaines de bougies flamboyantes remplaçaient la lumière naturelle du soleil. Quant aux meubles à motifs floraux bleu et or, ils avaient été déplacés aux extrémités de la pièce. Une large toile imprégnée d’un cercle d’invocation et de runes magiques était disposée comme un tapis sur le parquet ciré.

        — Irimis ! s’écria la femme aux boucles blondes et soyeuses en se levant d’un fauteuil pour venir à sa rencontre.

        — Comme tu peux le constater, j’ai demandé à Orphor de pousser les meubles, se targuait-elle en montrant un homme musculeux en armure qui poussait sans effort une large bibliothèque en grondant :

        — Toi en revanche, tu ne fais rien !

        Ludora prit un air supérieur dont elle avait le secret et répondit d’une voix fluette :

        — Moi, je supervise.

        Elle se tourna vers Irimis en ajoutant :

        — J’ai d’ailleurs demandé à ton gros rat à deux pattes d’allumer les bougies et les encens, dit-elle d’un signe de tête en direction de Mitrolos qui jouait du briquet.

        — Pour l’amour du ciel Ludora, ce n’est pas un rat, mais un gnoll ; et aussi le gardien de la cité pour ta gouverne.

        — Oui ! Un gnoll si tu veux, concéda-t-elle à contrecœur. Mais nous sommes toutes les deux d’accord pour dire qu’il n’est pas vraiment utile, lui glissa-t-elle à l’oreille en regardant le gnoll d’un œil torve.

        Irimis leva les yeux en l’air, agacée. Elle avait conscience que Ludora n’appréciait pas Mitrolos, mais cette fâcheuse tendance qu’elle avait à toujours le rabaisser l’irritait de plus en plus. Elle se sentit obligée de redonner à Mitrolos sa juste valeur :

        — Dans ce cas comment aurions-nous été informés que la marque s’est éveillée?

        Ludora embarrassée se tapota la joue avec un doigt et s’exclama :

        — Alors c’est une vigie, voilà ! Un gardien… C’est un peu exagéré tout de même, grommela-t-elle en se persuadant d’avoir raison.

        Le maître Orphor, dont la tâche réductrice de « pousseur de meubles » était maintenant terminée, se tenait silencieux et droit comme une colonne dans un coin du salon. Fort peu ravi d’être là, sachant que sa présence n’était requise que pour servir de « source d’énergie »; il attendait patiemment, bras croisés contre ses pectoraux, que Ludora ait terminé sa comédie. Sa carrure était si imposante, que la vitrine en acajou derrière lui, pourtant de belle taille, semblait moins large que ses épaules. La balafre traversant de biais son visage carré et son nez camus, lui donnait un air rude.

        — As-tu tout ce qu’il te faut ? demanda Irimis à Ludora.

        Elle sortit de la poche de sa longue robe fendue un morceau de papier froissé qu’elle lut à voix haute :

« - Une vingtaine de bougies à la sauge,

- Dix encens au camphre,

- Six pierres de sel,

- Trois coupelles d’eau bénite,

- Un catalyseur mystique,

Et bien sûr, l’incantation en vieil angélien. »

        Irimis lui tendit le parchemin et alla placer le disque cobalt au centre du cercle magique.

        — Allons-nous commencer un jour ? Rugis le maître Orphor, lassé d’observer les nuages peints au plafond. C’est que, j’ai des disciples qui m’attendent pour l’entraînement, moi.

        Irimis, toujours aussi surprise par la voix forte et rauque de l’homme, tressauta :

        — Nous y sommes, Orphor, encore un peu de patience.

        Ludora déroula le parchemin, et pour prendre ses marques, commença à en lire le verso dans sa tête. Plus son regard descendait les lignes et plus son visage se décomposait :

        — Irimis, tu ne m’as jamais dit que l’incantation était aussi longue et complexe.

        — Était-ce un détail nécessaire à la « Grande Ludora » ?

        Se sentant insultée, elle répondit avec aplomb :

        — Non, mais j’aurais préféré en être informée avant, avoua-t-elle en avalant sa salive.

        Soudain, Ludora se mit à chercher quelque chose en balayant la pièce des yeux.

        — Petite vigie ? demanda-t-elle dans le vide. Mitro-los ?

        Le gnoll occupé à chasser un coléoptère sous un meuble releva la tête,  dressa les oreilles et s’approcha d’elle.

        — Ah! Tu es là, parfait. J’ai besoin d’un pupitre. Tiens ce parchemin et tâche de ne surtout pas bouger.

        Il la dévisagea sans rien dire en la reniflant à distance. Mal à l’aise, elle lui renvoya le même regard, avant de déclarer à Orphor et Irimis :

        — Bien ! Commençons !

        Ludora leur expliqua alors comment ils devaient procéder. Elle ne prétendait pas être experte en mystification. Mais, elle en avait déjà réalisé une il y a plusieurs centaines d’années, ce qui était toujours une de plus que n’importe qui d’autre dans la pièce.

        Ils vinrent tous les trois se placer devant les coupelles d’eau bénite arrangées en triangle autour du cercle, et y plonger deux doigts pour s’en enduire le front. Puis, chacun prit deux pierres de sel et les déposa côte à côte sur sa droite.

        Ils fermèrent tous les yeux à l’exception de Ludora, concentrée sur le parchemin et faisant abstraction du gnoll qui le maintenait.

        — Vous allez répéter après moi du mieux que vous le pourrez, leur indiqua-t-elle. Et Orphor, avec de la bonne volonté, je te prie.

        L’homme lui décerna une grimace qu’elle ne remarqua même pas, elle commença alors à prononcer des mots en vieil angélien.

        C’était un langage qu’elle était la seule à maîtriser à Aphandral. L’une des deux raisons pour lesquelles Irimis l’avait sollicitée. La seconde, car Ludora était une des plus talentueuses dans son domaine : les arcanes.

        À chacune de ses phrases (répétées plus ou moins correctement), les runes d’invocation s’illuminaient davantage. Tour à tour, les coupelles se vidèrent de leur eau et les flammes vacillantes des bougies s’éteignirent.

        Ludora se mit alors à prononcer les mots de plus en plus fort et distinctement. Un tourbillon d’air se forma autour du trio, entraînant avec lui les émanations d’encens. Les robes des deux femmes se mirent à claquer comme les voiles d’un bateau, et les cheveux en bataille d’Orphor se plaquèrent sur son crâne. Alors, le catalyseur mystique se mit à rayonner et aspirer l’énergie qui s’échappait par le buste des trois intervenants. Le vent s’apaisa et dans un fracas perçant, les pierres de sel se brisèrent faisant de peur rouvrir les yeux de l’assistance. Face à eux, dans un amas de particules luminescentes, le corps d’un jeune homme blond se dessina, dont les yeux vert émeraude ressortaient bien plus brillants que tout le reste.

        Lorsque Ludora eut prononcé le dernier mot de l’incantation, l’ensemble lumineux s’estompa, tout autant que le jeune homme qu’ils venaient d’invoquer, puis il disparut.

        — Où est-il ? s’étonna Irimis en tournant la tête vers Ludora.

        — Tu désirais un ange gardien pour protéger la porteuse de la marque. Il doit sûrement attendre quelque part qu’elle ait besoin de son aide, affirma Ludora dont le ton laissait deviner l’évidence même de sa réponse.

        Irimis, frustrée, ramassa le catalyseur mystique dont la surface avait rouillé et le donna à Mitrolos :

        — Ramène-le à l’académicien Teodum, il comprendra ce que cela signifie.

        Puis, sans dire un mot, elle se dirigea vers la sortie.    

        — Mais, attends ! Où vas-tu ? cria Ludora.

        — M’assurer qu’elle et lui sont en sécurité, répliqua Irimis en pressant le pas.

        — Mais tu ne m’as même pas demandé son nom ! hurla-t-elle.

        — Je t’écoute !

        — Aryenn ! Il s’appelle Aryenn !

 

***

Enfers, 3ème sous-sol, Grotte oubliée d’Haars.

 

        La créature se présenta à l’entrée d’une grotte jonchée d’ossements de crânes et de cadavres en putréfaction. Les torches crépitaient sur les parois humides de l’antre. Il s’enfonça à l’intérieur en apportant une odeur de vase qui ne le quittait jamais. Le monstre trapu et bossu à la démarche titubante remontait la galerie principale à quatre pattes. Ses yeux difforment et globuleux brillaient comme deux braises ardentes dans la pénombre. Izeras était une petite créature hideuse et sournoise dont le corps pustuleux rappelait celui d’un crapaud. Dans l’esprit de tous, il n’était ni plus ni moins que le bras droit du seigneur des ténèbres. Mais, en réalité, le monstre jouait un double jeu, et ne servait véritablement les intérêts que d’une seule personne : Eresma. Il s’était secrètement rallié à sa cause des années auparavant, persuadé qu’un jour elle deviendrait la nouvelle reine des enfers.

        Eresma était une démone d’un rang tout à fait acceptable, et d’un potentiel magique supérieur à la normale ; bien loin tout de même du cercle très fermé des grands démons originels. En revanche, elle possédait quelque chose d’unique qui la différenciait bien des autres. Une faculté innée la rendant quasi-immortelle. Tandis que les démons étaient régulièrement exécutés par les anges lors d’incomparables batailles. Eresma, de son côté, ne pouvait souffrir d’aucune blessure mortelle de leur part. Ce don incroyable l'avait rendue célèbre dans tout le royaume des ténèbres, et crainte des cieux. Mais il lui permit également de rallier à sa cause de nombreux démons. Elle promit que s’ils l’aidaient à prendre le trône des enfers, elle réaliserait leur plus grand fantasme, celui de débarrasser ce monde de tous ces anges méprisables. Seulement, en défiant ouvertement le diable, et menaçant de prendre sa place, elle s’attira les foudres de ses plus proches fidèles. Pourchassée afin d’être jugée et expiée, elle n’avait d’autres choix que de se terrer dans les profondeurs des abysses, en attendant de lever une armée digne de ce nom et s’emparer alors du pouvoir.

        Néanmoins, sa vie en repli était de loin ce qui lui causait le plus de tort. En effet, le bruit courait déjà depuis quelque temps, que selon une idiote prophétie venue du ciel, une jeune fille portant la marque d’Odia détiendrait le pouvoir de l’anéantir. La rumeur s’était rapidement répandue, et certains des démons qu’elle avait su convaincre lui tournèrent le dos. Pour regagner la confiance de ces derniers, et par mesure de précaution pour elle-même ; Eresma ordonna des recherches à ses loyaux partisans, afin de tuer dans l’œuf ce fâcheux problème qui lui faisait défaut. Cela faisait maintenant quinze ans que les investigations avaient débuté, et les résultats allaient enfin être obtenus.

        — Ma reine ! Ma reine ! hurlait Izeras de sa voix rugueuse.      

        Il suivit la galerie qui débouchait sur une immense caverne, dont la voûte de stalactites faisait régner une atmosphère menaçante. Il crapahuta entre les stalagmites qui obstruaient son chemin et aperçut au loin, une silhouette familière.

        — Ô ma reine ! L’espiombre a trouvé la porteuse de la marque, dit-il d’un ton mielleux. Une dénommée Cynthia.

        La femme assise sur un fauteuil en pierres marmonna quelque chose en caressant ses cheveux bruns ondulés. Un sourire satisfait se dessina sur son visage, laissant apparaître deux dents pointues de chaque côté de ses lèvres. Elle portait une tenue en lanières de cuir liées par des boucles en fer épousant parfaitement son corps filiforme. Puis, tout en lui faisant signe, le commanda sèchement:

        — Approche !

        Le monstre s’avança en courbant l’échine, trop habitué à subir les excès de colère de sa « reine ».

        — Je suis tellement fière de toi, dit-elle d’une voix douce qui ne lui ressemblait pas.

        Izeras n’en crut pas ses oreilles. Sa maîtresse venait de lui témoigner de l’admiration. Il baissa la garde et se redressa. Ému et émerveillé par ces belles paroles, ses grands yeux jaunes grossirent plus encore. La peau verdâtre et veineuse de ses joues sembla même rougir. D’un mouvement délicat, presque sensuel, Eresma approcha sa main du crâne lisse de la créature comme pour le caresser, puis d’un geste beaucoup plus vif, lui empoigna le cou. Elle referma ses doigts en écrasant la trachée d’Izeras qui poussait des râles d’étranglement. Tout en se levant, elle le hissa à hauteur de son visage en vociférant :

        — Si nous l’avons trouvée, alors pourquoi ne l’as-tu pas encore tuée !

        Izeras répondit d’une voix étouffée :

        — J’étais… avec… le maître, il se… méfie de… tout… le monde…

        Elle le jeta contre le sol en tonitruant :

        — AAA ! Maudit soit Satan ! Et moi qui suis coincée ici !

        — Mille pardons ma reine, s’excusa-t-il en rampant au pied de sa maîtresse.

        — Ne t’approche plus de moi, vil reptile puant !

        — C’est la faute du maître. Il me surveille. Il me veut à ses côtés. Il veut me posséder, dramatisait Izeras en larmoyant à demi.

        — Tais-toi ! J’ai besoin de réfléchir.

        Eresma voyait s’enfuir sa chance de reconquérir l’allégeance des démons. L’espiombre qu’elle avait envoyée aurait dû permettre à Izeras d’éliminer cette foutue gamine et faire oublier à tout le monde cette ridicule histoire de prophétie. Maintenant, il était évident que les anges allaient s’en mêler et rendre la tâche beaucoup plus difficile. Il lui fallait agir vite et sans compromettre sa position. Seul un sortilège était capable d’atteindre une personne hors de portée. Alors, elle se dirigea vers une étroite crevasse dans la roche, passa la tête à l’intérieur et hurla de plus belle :

        — Edmée !

        Le visage ridé d’une femme apparut à l’autre extrémité du corridor exigu. Ses cheveux blancs frisés et enrubannés retombaient sur d’épais sourcils.

        — Oui, Votre Altesse ? grinça la vieille femme en laissant dépasser une incisive cariée par-dessus sa lèvre inférieure.

        — Fais chauffer ton chaudron, vieille folle ! Et prépare-moi un maléfique sortilège.

        — À qui doit-on envoyer ce maléfice, Votre Altesse ?

        — À l’espiombre par tous les diables! Elle et la fille ne font plus qu’une désormais.

        Sans un mot, la femme à la peau plissée se retira et le bruit sonnant d’une marmite que l’on traîne par terre résonna dans toute la grotte.

         

        Quelques mètres pentus séparaient un vieillard de l’entrée de la grotte. Il portait la typique robe à capuche des académiciens : bleu marine aux manches tombantes. Il s’arrêta à côté d’un arbre mort. Strobum était secrétaire général des messages inter-académiques. Il supervisait le tri et la distribution des courriers réceptionnés à l’académie de magie d’Hargrild. L’expédition était supervisée par une consœur qu’il ne portait pas particulièrement dans son cœur.

        Strobum avait toujours aimé être bien vu. Il ne s’était jamais trompé de destinataire, et encore moins égaré un quelconque courrier. Mieux encore, il avait très souvent apporté lui-même les messages les plus délicats. Cependant, en dépit de ses efforts, aucun de ses supérieurs ne semblait avoir pris la mesure de son implication. C’est pourquoi, quelques heures plus tôt, lorsqu’il intercepta une missive au contenu bien surprenant, il décida qu’il était temps de faire parler de lui.

        Le chant d’un oiseau posé sur une des branches attira son attention. Il leva les yeux en tenant l’étoffe qui lui couvrait la tête, le volatil noir au bec argenté s’envola et se mit à tournoyer au-dessus de lui en sifflant. C’était un chantemisère. L’homme ne put s’empêcher de penser au célèbre dicton qui mentionnait l’animal : Chantemisère dans les parages, malheur dans ton sillage.

        — Stupide bête à plumes, maugréa-t-il dans sa barbe blanche tout en reprenant sa route.

        Il ignora l’animal en se persuadant que ce n’étaient que des sottises. Que pouvait-il bien lui arriver ? C’était une des plus belles journées de sa vie, il allait enfin devenir quelqu’un d’important. De plus, Strobum n’apportait avec lui que de bonnes nouvelles qui, il en était certain, raviraient son destinataire.

        Arrivé au bout de son voyage, il retira sa capuche, pénétra dans la grotte et suivit les flambeaux jusqu’à l’embouchure de la grande cavité.

 

        Alertée par des bruits de pas, Eresma eut juste le temps de se retourner, que l’académicien endimanché lui apparut au détour de la galerie principale. Il avait les mains jointes dans ses manches à ourlets. Strobum s’avança vers elle, passa devant Izeras qui le regardait d’un œil vitreux, une pensée meurtrière derrière la tête.

        Il la salua.

        — Que me vaut l’honneur de votre présence, monsieur Strobum ? demanda Eresma étonnée de le trouver ici.

        — Je viens d’intercepter un message de mon confrère Teodum, de l’académie de Lymphia. Il semblerait que les cieux aient fait usage d’une mystification.

        — Oh ! Je vois…

        — J’ai pensé que vous voudriez en faire usage, avoua-t-il en disjoignant ses mains, puis en lui tendant un catalyseur mystique.

        Eresma se saisit de l’objet avec une joie non dissimulée. Elle n’en avait encore jamais vu, et celui-ci tombait à point nommé. Strobum affichait également un visage comblé et tout en déambulant, ne manqua pas de faire savoir qu’il avait été le plus discret qui soit :

        — Lorsque j’ai appris la nouvelle, j’ai effacé toute trace du message et immédiatement quitté l’académie d’Hargrild pour vous trouver. Aussi, le seigneur des ténèbres n’est pas au courant qu’une mystification est disponible aux enfers, vous avez le champ libre.

        — Vos paroles sont agréables et vous semblez être un homme déterminé, mon cher Strobum, répondit Eresma d’un ton perfide en faisant tourner le jeton cobalt entre ses doigts.

        — Je ne sais comment vous récompenser pour cet élan de servitude, ajouta-t-elle d’un ton sarcastique.

        L’académicien sentit l’ambiance devenir lourde et menaçante. Il se souvint du chantemisère qui lui tournait autour quelques minutes plus tôt et regretta de l’avoir ignoré. Tandis qu’une odeur désagréable surpassant celle d’Izeras s’échappait désormais par la crevasse du fond, il s’encapuchonna et se retira poliment :

        — Je vais devoir vous laisser. Inutile de me remercier, je n’ai fait que suivre mes convictions, ricana-t-il nerveusement.

        Il tourna rapidement les talons et fit un pas précipité en direction de la sortie. Izeras qui ne l’avait pas quitté des yeux depuis son arrivée se mit en travers de son chemin. Il lui adressa un large sourire laissant apparaître deux rangées de dents tranchantes, un filet de bave coulant le long de son menton. Le monstre ayant saisi toute la satire dans les propos de sa maîtresse se jeta alors sur la jambe gauche de Strobum, en lui mordant sauvagement le mollet. L’homme manqua de trébuchet, et sautant à cloche-pied sur lui-même, lança un regard d’effroi à Eresma :

        — Que faites-vous !

        — J’ai bien peur de ne pas pouvoir vous laisser partir, dit-elle en esquissant de la main un mouvement circulaire qu’elle dirigea vers lui. 

        D’épaisses chaînes en fer apparurent, ligotant poignets et chevilles de l’homme qui tomba au sol. À cet instant, le visage de Strobum pâlit, et son sang se glaça. Il comprit alors que des heures détestables l’attendaient. Désappointé et haineux, il hurla :

        — Vous êtes folle !

        — Oui ! Je sais ! répondit Eresma en s’esclaffant. Mais j’ai horreur des gens qui me faussent compagnie.

        — Vous attaquer à un académicien est immoral et vous le savez, nous sommes les garants de l’équilibre entre le bien et le mal, notifia-t-il pour lui faire entendre raison et tenter de sauver sa peau.

        Elle s’accroupit à côté de l’homme et n’aperçut au fond de ses yeux, que la peur qu’il tentait en vain de dissimuler sous le rempli de sa capuche. Puis, elle approcha ses lèvres pulpeuses mauve foncé de son oreille et le sermonna :

        — Votre seule présence ici prouve que vous êtes le plus immoral de nous deux. Vous avez rompu le serment d’impartialité des académiciens en trahissant le seigneur des ténèbres. Vous n’êtes pas digne de confiance.

        — Qu’allez-vous faire de moi ? interrogea Strobum en claquant des dents, désormais persuadé que cette journée était tout le contraire de ce qu’il s’était imaginé.

        — Je vais vous laisser croupir ici jusqu’à me lasser de vous entendre me supplier.

        Izeras tira Strobum par les pieds jusqu’à un coin reculé de la caverne où il l’accrocha par ses chaînes à un crochet vissé dans la paroi. Il revint ensuite auprès de sa maîtresse, occupée à imaginer la façon dont elle allait utiliser cette fameuse mystification. Bien sûr, Eresma avait de nombreuses idées en tête. Mais, elle ne voulait surtout pas se tromper, une chance comme celle-ci ne se présentait pas tous les jours. Cela faisait d’ailleurs au moins cent ans qu’une mystification n’avait pas été accordée par l’académie. Alors, elle décida de ne pas s’emballer, et de prendre son temps pour délibérer. Elle mit le catalyseur à l’abri dans le creux d’une alcôve et la recouvrit de pierres.

        L’odeur qui hantait la grotte depuis un moment devint subitement insoutenable. Eresma reconnut le doux parfum du maléfice et emprunta le passage exigu pour rejoindre Edmée.

       Après s’être tortillée dans tous les sens, elle atterrit dans une pièce confinée, éclairée par un fin puits de lumière. Des étagères et des présentoirs surchargés de bocaux, d’herbes et d’ingrédients en tout genre meublaient le lieu. Un chaudron bouillonnait au centre de la pièce et une fumée noire s’en échappait en rampant sur le sol en terre battue.

        — Est-ce prêt ? demanda Eresma.

        — Presque, Votre Altesse.

        La démone plongea une louche dans la mixture et en observa le contenu. Le sombre bouillon prit la forme d’un spectre hurlant et s’évapora de l’ustensile.

        — Qu’as-tu préparé, vieille sorcière ?

        — Un terrible cauchemar.

        — Parfait !

        Eresma saisit un flacon étiqueté d’une tête de mort et tout en le versant se réjouit:

        — Ajoutons-y un peu de "mort" en bouteille.

        La sorcière ricana, et pour finir, elle jeta une longue griffe brune dans son chaudron. La préparation se mit alors à déborder d’obscures et macabres volutes tandis qu’Eresma hurlait d’une voix diabolique :

        — Meurs ! Jeune Cynthia !

bouton suivant.png
bottom of page