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Chapitre I: Texte
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        Sept heures, le réveil sonnait. L’alarme arrachait Cynthia à son rêve. Un de ceux qu’elle n’aurait jamais voulu quitter, car elle s’y sentait si bien. Elle ouvrit d’abord un œil, puis l’autre. Comme chaque matin, son regard se porta sur un dragon aux écailles rouges et une licorne blanche. Tout autour, une vingtaine de créatures fantastiques de la plus singulière à la plus inattendue, tapissaient les murs de sa chambre. Des dessins sortis de son imagination et qu’elle avait eu plaisir à esquisser. C’était d’ailleurs de cette unique façon que Cynthia avait toujours exploité son talent de dessinatrice.

        Elle se leva, rabattit ses longs cheveux bruns sur le côté gauche et replaça le fermoir de la chaînette de son pendentif sur sa nuque. Dans la pièce il faisait frais, sur les carreaux, une buée dense. Elle s’enroula dans sa couette avant de se diriger vers la fenêtre. Derrière les volets, les rayons du soleil tentaient de percer le ciel sombre qui surplombait la ville encore endormie. Une odeur de café et de pain grillé envahissait sa chambre tandis que le bruit de la vaisselle résonnait à l’étage inférieur. Elle se saisit de sa pile de vêtements prêts la veille au soir et avant de quitter la pièce, jeta sa couette sur son lit. Ses pas dégageaient sur le carrelage du couloir une légère exhalaison qui la pistait jusqu’à la salle de bain.

        Au rez-de-chaussée, Mme Falmon s’activait avec animosité dans toute la maison depuis trois heures du matin. La raison de sa colère n’était pas tant la presque nuit blanche qu’elle venait de passer ; étant médecin-urgentiste de métier, c’était une épreuve qui lui était devenue familière. Non plus le linge qu’elle avait eu à repasser, le sol à balayer puis laver. Encore moins l’ampoule grésillant de la cave qu’il lui fallut remplacer et la poignée du placard de l’entrée à revisser. Ni même encore l’absence de M. Falmon, qui, militaire engagé, se trouvait en mission à l’autre bout du monde, non. Elle se félicitait tout autant qu’elle d’ailleurs, de la dévotion de son mari pour le service qu’ils rendaient à la nation.

        Le motif de cette humeur massacrante était bien plus profond. Un lointain souvenir avait ressurgi de sa mémoire, hantant ses pensées, et dont elle ne parvenait pas à se débarrasser. C’est pourquoi, pour se vider l’esprit, elle décida de préparer un copieux petit déjeuner. Elle qui adorait cuisiner, mais ne pratiquait pas par manque de temps, sauta sur l’occasion de joindre l’utile à l’agréable. Tout était presque prêt : brioche, crêpes, jus de fruits pressés à la main et la sérénité enfin retrouvée. Ça, c’était juste avant que Mme Falmon ne s’aperçoive qu’un insolent calcaire s’était déposé au fond de sa bouilloire. Un comportement qu’elle jugea révoltant et inacceptable. Elle se rua immédiatement sur sa bouteille de vinaigre ménager rangé sous l’évier et se mit en tête d’en venir à bout.

        À l’étage, Cynthia s’était habillée d’un pull gris en laine trop large pour dissimuler son corps qu’elle estimait banal, et d’un jeans coupe-droite qui lui serrait la taille. Pour elle, un vêtement devait être le plus confortable et pratique possible, plutôt qu’élégant. En ce temps d’automne froid et pluvieux, il n’y avait pas de place pour les robes et les manches courtes, qui de toute manière n’auraient jamais eu son approbation.

        Elle se tourna vers le miroir. Ses yeux fatigués étaient surmontés d’épais sourcils, son petit nez droit rougi par le froid et son teint si pâle que la lumière jaunette de la pièce ne parvenait pas à le rehausser. Elle resta tout aussi impuissante face aux trois boutons qui s’étaient imposés sur sa joue droite. Et pour cause, son ensemble de soin n’était composé que d’un rouge à lèvres rose-pastel qu’elle appliqua pour atténuer les gerçures de ses lèvres et d’un crayon pour les yeux. Un élastique noir glissé dans ses cheveux les maintenait en queue de cheval grossière. Elle se parfuma de trois jets de brume florale. Puis, lançant un dernier regard approbateur à son reflet, se sentit prête à quitter la pièce.

        Cynthia dévala les escaliers et fonça droit dans la cuisine où elle embrassa sa mère sur la joue. Mme Falmon était toujours occupée à débarrasser frénétiquement sa bouilloire de ce maudit tartre, qu’elle considérait sur l’instant comme le coupable de tous ses maux. C’était une femme d’une cinquantaine d’années. Les traits de son visage étaient proches de ceux de sa fille avec quelques rides que le temps avait déposées ici et là. Elle portait un pantalon blanc évasé et décontracté, tandis que ses cheveux bruns coiffés en chignon serré et son chemisier bleu clair cintré lui donnaient un air strict.

        — Bien dormi ? demanda Cynthia à sa mère qui frottait toujours et encore avec acharnement le fond du récipient en verre.

        Tout en rinçant l’objet du délit, elle répondit :

        — À vrai dire, je n’ai quasiment pas fermé l’œil de la nuit.

        Cynthia versa le café dans la tasse « supermum » de sa mère en s’étonnant :

        — Ah bon ! Pour ton jour de repos, c’est vraiment pas de chance. En plus, ça ne te ressemble pas. Toi qui es toujours épuisée, t’avais la migraine ?

        Mme Falmon ne répondit pas immédiatement. Une céphalée était un problème médical qu’elle aurait su gérer facilement. Et dont elle aurait par ailleurs préféré souffrir. Mais l’origine de son tourment se trouvait bien plus haut que sa tête, parmi les étoiles. Une lune particulière qu’elle avait aperçue des années auparavant et qui n’annonçait rien qui vaille.

        — Non, c’est sûrement dû à la pleine lune, supposa-t-elle en sachant pertinemment que c’était la véritable source de son tracas. Tu ne l’as pas remarquée en te levant !

        — Pas du tout. Je n’ai vu que les premiers rayons du soleil, assura Cynthia en sucrant le café de sa mère.

        — C’est parce que la fenêtre de ta chambre donne du mauvais côté, tu devrais l’apercevoir depuis la cuisine, lui indiqua sa mère en lui faisant signe de la tête.

        Cynthia se dirigea vers la fenêtre, promenant la tasse dans toute la pièce, puis, levant les yeux, constata la couleur particulière de celle-ci : elle était rousse. Elle rêvassa un instant en imaginant cette lune sur un de ses dessins, derrière un loup-garou, peut-être ? La sonnerie tintante du grille-pain l’extirpa de ses pensées. Elle recula d’un pas sans détacher son regard de l’astre :

        — En effet, elle est très… spéciale. Et cette couleur !

        Sa mère eut un instant d’absence : oui, la couleur. C’était bien là le problème. Pourtant, elle savait que tôt ou tard, elle l’apercevrait de nouveau, quelqu’un le lui avait dit. Mais, rien ne laissa croire jusqu’ici que cela se produirait. Alors, au fil des années, elle avait eu le temps d’oublier. Sur l’instant, elle se persuada qu’elle se montait la tête pour rien, qu’il n’y avait pas lieu de s’affoler et que par chance, ce ne fussent que des paroles en l’air.

        Au beau milieu de ses songes, la plaque de tartre récalcitrante qu’elle s’efforçait de combattre se décrocha subitement, emportant dans son élan les doutes de son opposante. Apaisée d’avoir récupéré sa bouilloire dans un état impeccable, Mme Falmon afficha un sourire de satisfaction devant son évier et raccrocha sa brosse à récurer.

        Cynthia fixa le poste posé sur l’appui de la fenêtre, puis ajouta en se tournant vers sa mère :

        — Ils n’en parlent pas à la radio ?

Tout en retirant les tartines grillées de l’appareil encore brûlant, sa mère secoua la tête de droite à gauche avant de terminer :

        — Non, pas un mot. Enfin, c’est peut-être moi qui suis trop réceptive à l’aura de la lune, rassura-t-elle pour ne pas partager son inquiétude.

        — Tu crois à ça toi.

        — Mais enfin, quelle autre explication pourrait-il y avoir ? termina sa mère avec ironie.

        Les deux femmes échangèrent un sourire puis, l’une tenant l’assiette de tartines, l’autre tasse en main, allèrent s’assoir dans la salle à manger pour le petit déjeuner. Sur la table, tout était pratiquement prêt. La fille et la mère firent chacune le tour de la table et se placèrent face à face comme à leur habitude. Cynthia fit résonner sa petite cuillère dans son bol de chocolat chaud, tandis que sa mère observait du coin de l’œil la lune ambrée à travers la baie vitrée. Le regard tantôt méfiant et menaçant, la jambe piaffante, l’oppression l’envahissait. Il ne lui fallut pas plus de vingt secondes pour se lever d’un pas décidé et tirer les lourds rideaux en velours qui occultèrent le sujet de son mal-être.

        Surprise par le comportement de cette dernière, Cynthia cessa net de remuer sa boisson chaude et dirigea le regard dans sa direction :

        — Qu’est-ce qui t’arrive ?

Devant l’étonnement de sa fille, Mme Falmon prit conscience de la démesure de sa réaction. Elle se rassit calmement en posant sa serviette sur ses genoux, et tout en se massant les tempes s’expliqua :

        — Rien, je crois que c’est cette histoire de lune rousse qui me monte et la tête, et le manque de sommeil, sans aucun doute.

        Le petit déjeuner se poursuivit dans le silence que seuls les bruits de cuillères, de couteaux et de craquements de pain grillé venaient rompre.

        Souhaitant relancer la conversation sur un autre sujet, la jeune fille interrogea sa mère :

        — Au fait, il rentre quand papa ?

        — Pas avant deux mois, répondit-elle après avoir soufflé sur son café brûlant.

        — C’est pas demain la veille, quoi, souffla Cynthia, en trempant sa brioche dans son chocolat chaud.

        En se penchant vers l’avant pour mordre dedans, son pendentif suivit le mouvement et atterrit dans son bol. Par réflexe, elle se redressa presque aussitôt, renversant plusieurs gouttes de la boisson chocolatée sur la nappe. Tandis qu’elle épongeait avec sa serviette les tâches de son inattention en se fustigeant intérieurement d’injures en tout genre, sa mère s’exclama :

        — Fais attention à ton pull ! Ton pendentif est plein de chocolat.

        En évoquant ledit bijou, Mme Falmon ne s’attendait pas à être de nouveau prise dans un tourbillon de souvenirs. Car celui-ci était étroitement lié à cette lune même qui la tracassait. Pire encore, il lui rappelait la rencontre où cette femme l’avait mise en garde. Tout refaisait surface : la tenue étrange et immaculée de cette inconnue. Son regard à la fois dur et compatissant, jusqu’à la diction parfaite de sa voix calme et assurée.

        Plus elle regardait cet ange en argent pendre au cou de sa fille, et moins elle parvenait à en détacher le regard. Il représentait une femme ailée tenant une épée plaquée contre son buste. Le métal était d’une grande pureté, habillement travaillé et détaillé.

        Voyant que sa mère la fixait, le regard vide et les paupières tombant d’épuisement, Cynthia se mit en tête de la faire revenir dans l’instant présent. D’abord par de grands gestes devant ses yeux. Sans succès. Puis, en tapant un grand coup dans ses mains. Le claquement fit immédiatement effet et reprendre connaissance à la rêveuse.

        — Tu n’as vraiment pas l’air dans ton assiette, dit Cynthia qui n’avait jamais vu sa mère autant diminuée.

        — Je peux savoir à quoi tu pensais ?

        Elle but une gorgée de son café avant de répondre sans trop réfléchir, l’esprit encore brumeux :

        — Au soir où tu as reçu ton pendentif.

        Au moment même où Mme Falmon prononça ces mots, elle les regretta. Elle savait désormais qu’il lui faudrait donner plus de détails, ce qu’elle n’avait pas la force de faire actuellement. Résignée à ne rien dire avant d’avoir la certitude que son anxiété était fondée, elle prit les devants ; saisit sa tasse vide, se leva en reculant sa chaise sur une dizaine de centimètres et d’ajouter :

        — Mais, on en parlera un autre jour si tu veux bien.

        Cynthia fronça les sourcils. Elle se demandait pourquoi sa mère ne voulait pas s’expliquer davantage, alors qu’il leur arrivait régulièrement d’échanger sur toutes sortes de sujets, sans aucun tabou, ou presque. Ce comportement étrange, en plus de sa précédente réaction excessive contre la lune l’encouragea à poursuivre:

        — Pourquoi ne pas en parler maintenant ?

        Mme Falmon qui avait déjà pris le chemin de la cuisine s’arrêta net, et sans même se retourner répondit d’un ton solennel :

        — Parce que je ne suis sûr de rien pour l’instant.

        Cynthia se retourna sur sa chaise et balaya du regard sa mère de haut en bas en ne comprenant pas un mot de ce que celle-ci habituellement très terre à terre lui racontai.

        — Sûr de quoi ? Mais de quoi parles-tu… soupira la jeune fille désormais agrippée à son dossier.

        Mme Falmon posa sa tasse dans l’évier, et haussa la voix pour se faire entendre depuis l’autre

pièce :

        — Oublie ce que je t’ai dit, je crois que je perds complètement la tête ce matin, je vais aller me recoucher et tenter de trouver le sommeil.

        Désireuse d’élucider le mystère qu’avait instauré sa mère, Cynthia voulut surenchérir. Et à l’instant précis où elle inspira profondément pour prendre la parole, se ravisa. Préférant ne pas insister et affecter davantage l’état de sa mère qu’elle jugeait préoccupant.

        — Repose-toi bien ! cria-t-elle en ouvrant grand la bouche en direction de la cuisine.

        — Merci ! Et laisse tout sur la table, je débarrasserais tout à l’heure.

        Cynthia était perplexe, toujours retournée sur son siège. Inquiète, elle restait attentive au moindre bruit que faisait sa mère, ne souhaitant pas que de fatigue elle se blesse en tombant ou quelque chose comme ça. Elle l’entendit monter chacune des marches craquantes de l’escalier en bois, puis ses lourds et lents pas dans le couloir, avant que ne résonne un claquement de porte.

 

        Bien qu’on lui ait suggéré d’oublier ce qu’on venait de lui raconter, Cynthia ne pouvait manifestement pas faire comme si de rien n’était. Elle termina sa tartine beurrée, puis débarrassa la table contrairement à ce qu’on lui avait indiqué, avant de s’allonger sur le canapé du salon. Décidée à comprendre ce qui pouvait bien tourmenter sa mère, elle s’attaqua au vif du sujet. Sans même le retirer, chose qu’elle n’avait jamais faite de toute façon, elle rapprocha l’ange suspendu à son cou devant ses yeux. Le poids du bijou était significatif. N’importe qui se serait accordé à dire qu’il n’avait rien d’une vulgaire breloque de foire. Elle plissa les yeux, pensive. D’aussi loin que remontait sa mémoire, elle l’avait toujours porté, un cadeau de naissance, sans doute. Elle ne s’était jamais ne serait-ce que posé la question de savoir d’où elle le tenait. Il était là, constamment près d’elle, et pour cette seule raison, absurde diront certains, elle refusait catégoriquement de s’en séparer.

        Elle poursuivit sa minutieuse inspection, d’abord le visage serein aux paupières closes et au léger sourire. Puis les ailes et le corps habillé d’une longue robe flottante. C’est alors que tout naturellement, Cynthia retourna l’ange pour en examiner le revers. Ses sourcils se froncèrent, et ses yeux s’écarquillèrent soudainement. Il y avait un symbole gravé au milieu du dos. Comment ne s’en était-elle pas rendu compte plus tôt ? Elle chercha une réponse somme toute évidente. Simplement, car elle ne l’avait jamais quitté. D’aucune manière elle n’avait eu besoin de le faire réparer, la chaînette même était d’origine, alors… Aujourd’hui et seulement dix-sept ans après sa naissance, elle s’en rendait compte : Trois « A » en lettres capitales inscrites dans un cercle en une parfaite figure géométrique. Cynthia n’en revenait pas. Si proche de cet objet pendant toutes ces années et pourtant si peu renseignée à son sujet. Mais cette gravure devait avoir un sens. Lequel ? Pas ses initiales en tout cas. Alors quoi ? Trois « A » ne signifiaient rien.

        La sonnette de la porte d’entrée mit fin à sa réflexion.  

        Elle cacha son pendentif sous son pull pour éviter qu’il n’attire son attention et ne la plonge de nouveau dans un dédale de questions en se promettant d’y revenir plus tard.

        À peine avait-elle eu le temps de se relever qu’on frappa trois coups.

        Cynthia ouvrit la porte sèchement en lançant un regard désapprobateur :

        — Chut ! houspilla-t-elle le doigt sur la bouche, connaissant d’avance l’identité de son visiteur qu’elle attrapa par la manche pour le tirer à l’intérieur.

        — Ma mère dort, Clay, chuchota nerveusement Cynthia.

        Le jeune homme placide au visage anguleux se tenait droit comme une tour dans l’entrée. Tout en se frottant les mains qu’il avait froides, il murmura en grimaçant d’embarras :

        — Excuse-moi.

        — C’est pas grave. Par contre, faut qu’on se dépêche sinon on va être en retard au lycée.

        Cynthia enfila ses bottines et pointant du doigt le salon, demanda :

        — Tu peux me passer mon sac, s’il te plaît. Il est sur le canapé.

        — Ne comptes-tu pas m’embrasser avant ? demanda Clay, un sourire malicieux figé au coin des lèvres.

        Cynthia se tourna vers lui, hébétée, et le regard complice.

        — Bien sûr que si, répondit-elle en lui renvoyant son sourire.

        Elle se rapprocha de lui et passant ses bras autour de son cou l’embrassa avec complaisance. Le jeune homme, ravi, alla ensuite chercher le sac tandis qu’elle passait son manteau et son écharpe en laine blanche ; fin prête pour quitter le domicile.

 

        Les deux jeunes gens marchaient main dans la main. L’autre membre posé en visière au-dessus de leurs yeux éblouis par l’aurore dorée de ce mois de novembre ; les rayons perçant le feuillage bruni des platanes jouxtant leur parcours. Clay engagea soudainement la conversation, comme si quelque chose venait de lui revenir :

        — Au fait, as-tu remarqué la lune ce matin ?

        Cynthia jeta sa tête en arrière en plaquant sa main sur ses yeux qu’elle ferma de dépit:

        — Oh non ! Par pitié, Clay, ne me parle pas de ça. D’ailleurs je ne veux plus entendre parler d’elle pendant au moins dix ans.

        Il laissa échapper un petit rire troublé.

        — Pourquoi ce ton apitoyé ? demanda-t-il amusé.

        — Parce que j’en entends parler depuis ce matin. Une histoire avec ma mère… enfin bref, tu vois le genre, expliqua Cynthia, agacée.

        — Ça à l’air de te tourmenter, es-tu certaine de ne pas vouloir en discuter ?

        Elle agita la tête en signe de refus.

        Clay savait que dans ces moments-là, il ne valait mieux pas insister. Ils continuèrent d’avancer pendant plusieurs minutes sans un mot, profitant simplement de la présence de l’autre.

 

        Cynthia avait toujours été d’une nature réservée et d’un tempérament solitaire. Une attitude qu’elle avait cultivée depuis son enfance. Fille unique, avec des parents souvent absents ; l’occasion de développer une solide complicité avec eux ne s’était que rarement présentée. Évidemment, elle les aimait plus que tout, et c’était réciproque, elle n’en doutait pas. Mais ce manque affectif avait pesé si lourd que même se lier d’amitié lui était toujours apparu comme une épreuve. Sa seule véritable confidente fut sa nourrice Elysa qui en avait eu la charge jusqu’à ses 12 ans. Après quoi, cette dernière fut congédiée. Depuis ce jour, Cynthia s’était davantage renfermée sur elle-même. Mais désormais, la main qu’elle serrait l’avait lentement sortie de son penchant pour l’isolement.

        Clayton Huster était un jeune garçon longiligne. Il affichait un style vestimentaire urbain : manteau noir boutonné laissant apparaître par en haut un col de chemise et un gilet bordeaux ; ainsi qu’un bas de pantalon et des chaussures de ville marron. C’était un intellectuel, pas du genre à rouler des mécaniques. Plus accaparé par la taille de son cerveau que par celle de ses biceps ; résultat d’une éducation avertie reçue d’une famille bourgeoise installée à quelques pâtés de maisons des Falmon. C’était un jeune homme droit et brillant qui choisissait méticuleusement ses amis. Cynthia et lui s’étaient rapprochés un an plus tôt, suite à leur rencontre au club de lecture du lycée. Leur passion commune pour la littérature fantastique les avait amenés à s’échanger leurs lectures. De ce partage naquit progressivement une relation solide aux sentiments sincères.

        Aujourd’hui, Cynthia et lui profitaient de leur complicité. Plus que jamais elle se sentait proche de quelqu’un et en somme toute redevable envers Clay de l’avoir « libérée ».

        Les deux tourtereaux s’engagèrent sur un chemin goudronné dans l’ombre des futaies qui le bordait de part et d’autre.

        — As-tu réfléchi au cursus que tu souhaiterais intégrer l’année prochaine ? demanda Clay pour tenter de mettre fin à ce silence pesant.

        — Je n’ai pas encore décidé.

        — Ah ! tiqua Clay

        — Nous ne sommes qu’au début de l’année. Pourquoi se presser ?

        — Cela va arriver plus vite que tu l’imagines. Tu devrais y penser sérieusement, ajouta-t-il en relevant le col de son manteau pour cacher son cou.

        — Je sais… Je sais, dit Cynthia en baissant les yeux.

        Le jeune homme connaissait ce regard. Chaque fois qu’il engageait le débat sur son avenir universitaire, elle prenait un air de chien battu. Tenace, il tenta d’en savoir plus :

        — À t’observer, on pourrait croire que tu t’en désintéresses totalement. J’ai raison ? interrogea-t-il en penchant la tête vers Cynthia.

        Elle donna un coup de pied dans un gravillon qui ricocha sur plusieurs mètres :

        — Non, c’est juste que… Je ne veux pas me tromper de voie, me réveiller un matin et regretter mon choix, avoua-t-elle en donnant un autre coup de pied dans le même gravillon, avant d’ajouter :

        — J’ai envie de vivre la grande aventure, comme celles qu’on lit dans nos livres.

        — Je comprends. Malheureusement ce ne sont que des fictions, regretta-t-il avec une teinte d’amertume dans la voix.

        — Hélas… Ce monde n’a pas de place pour les rêveuses dans mon genre. Alors que toi, tu as déjà tout planifié: ton école de droit l’année prochaine, tes ambitions dans la magistrature et tes rêves de voyages.

        Clay était gêné, conscient que son chemin était tout tracé, il tenta de minimiser les propos de Cynthia :

        — Tout ce que tu dis ne se déroulera peut-être pas comme tu te l’imagines. Je pourrais échouer.

        Elle cogna son épaule contre la sienne en ricanant :    

        — Allez, arrête ton char. Tu sais très bien que tu y arriveras. Au pire, tu pourras toujours faire pianiste, vu comment tu es doué.

        Cynthia adorait lorsque Clay lui jouait un air de piano. Elle pouvait rester des heures à écouter les notes s’enchainer. Selon ses dires, il n’y avait pas de plus bel instrument capable de la transporter dans son imaginaire.

        Le jeune homme était perplexe, il sentait bien que Cynthia se cherchait et doutait d’elle-même sans raison. Elle aussi avait des qualités qu’il se devait de lui rappeler :

        — Tu vis déjà ta propre aventure. N’est-ce pas toi qui fais la lecture aux enfants hospitalisés deux fois par mois ?

        — Du bénévolat Clay… Je ne pourrais pas en vivre, tu sais.

                — Ce que je veux dire par là, c’est que tu es altruiste. Je ne connais personne qui le soit autant que toi. Comme cette fois là où Julie avait perdu son chat. Vous l’avez cherché pendant plus de trois heures, elle avait abandonné l’idée de le récupérer. Mais toi, tu as continué, et tu sais quoi ?

        Elle souriait en sachant pertinemment ce que Clay allait répondre à sa propre interrogation, elle le prit de cours :

        — Je l’ai retrouvé.

        — Exactement, confirma-t-il en la pointant du doigt. Et ça, ce n’est pas comme le piano, ça ne s’apprend pas.

        La jeune fille réalisa qu’elle se souciait bien plus des autres que d’elle-même, et le pire c’est qu’elle ne s’en rendait pas compte.

        Ils quittèrent leur route à travers les bois pour tourner dans une rue pavillonnaire bondée de voitures stationnées sur le bas-côté.

        — Quel paradoxe pas vrai ? lança Cynthia en regardant Clay.

        Il dirigea à son tour le regard vers elle, son sourcil gauche relevé :

        — Quoi donc ?

        — La fille introvertie qui s’occupe d’abord des autres.

        Le garçon éclata de rire en se tenant les côtes de sa main droite :

        — Oh oui ! Tu es un beau paradoxe, admit-il en reprenant son souffle et toussant trois fois dans son poing. Mais plus sérieusement, c’est dans cette voie que tu devrais chercher. Je trouve que cela te correspond et tu sembles aimer ça, aider les autres.

        — T’as peut-être raison, concéda Cynthia qui observait chacune des voitures garées sur le trottoir.

        Non pas qu’elle était attirée par les automobiles, mais il y en avait tellement qu’il lui était impossible de poser le regard sur autre chose ; si bien qu’elle et Clay étaient contraints de marcher sur l’asphalte. Soudain, en frôlant l’un des véhicules, l’attention de Cynthia fut captée par une étrange apparition. Une large ombre sinueuse et rapide venait de se refléter dans la vitre passagère arrière. Sur l’instant, elle crut voir un fantôme. Un frisson lui parcourut la colonne vertébrale. Elle s’immobilisa, les jambes raides et lâcha la main de Clay qui se tourna vers elle, ne comprenant pas ce soudain retrait.

        — Tu l’as vu ? s’écria Cynthia l’air ahuri, alternant son regard entre Clay et la voiture.

        — Non, quoi ? questionna-t-il en faisant trois pas vers elle pour mieux cerner de quoi on l’enquerrait.

        — Juste ici. Dans la glace. Il est passé si vite !

        — Mais, qui ? demanda-t-il en partageant la même stupéfaction qu’elle sans même savoir pourquoi.

        — C’était… comme un spectre. Oui, c’est ça !

        — Mais il n’y a rien, réfuta Clay en scrutant sa propre image dans la vitre.

        — Pourtant je l’ai vu, dit la jeune fille persuadée.

        Clay posa ses mains sur les épaules de Cynthia qui restait rivée devant l’auto, puis, plein d’assurance, il expliqua ce qui lui paraissait le plus probable :

        — C’était sans doute la silhouette d’un oiseau qui est passé au-dessus de nous.

        Peu convaincue, néanmoins résignée, elle se dit que Clay avait sans doute raison. Elle ressaisit la main de ce dernier et ils reprirent leur route. Quand tout à coup, une violente bourrasque s’engouffra dans la rue, faisant claquer volets et couvercles de poubelles, emportant dans son sillage feuilles mortes et poussière.      

        Pris au milieu du phénomène, les lycéens fermèrent les yeux un instant en détournant la tête, avant que Cynthia ne s’exclame à nouveau :

        — Et ça, c’était quoi ?

        — Du vent, la taquina Clay.

        — Ah ah. Très drôle, laissa échapper Cynthia qui ne trouvait pas ça drôle.

 

        Après deux minutes de marche supplémentaire, ils arrivèrent devant les grilles de leur établissement. Clay et Cynthia n’étant pas dans la même classe, chacun regagna sa salle de cours respective. La première heure fut difficile pour la jeune fille. Elle avait du mal à rester concentrée sur le discours de son professeur de mathématiques. Sa nuque la faisait souffrir, comme si quelqu’un était constamment appuyé dessus. N’ayant pas ressenti le moindre signe précurseur en se levant ce matin-là., Cynthia ne pouvait s’empêcher de trouver cela étrange. Un faux mouvement certainement, s’accorda-t-elle à croire.

        Au cours suivant, des frissons répétés et des sueurs froides vinrent s’ajouter à sa peine. Frigorifiée, elle garda écharpe et manteau jusqu’à la fin. Une fois encore, elle chercha une explication évidente à son malaise. Elle avait dû contracter un méchant virus saisonnier, vraisemblablement.

        La sonnerie retentit dans tout l’établissement, annonçant l’heure de la récréation. Cynthia s’en réjouissait autant qu’elle le pouvait étant donné son état. Elle ramassa ses affaires qu’elle fourra dans son sac sans la moindre délicatesse. Tandis qu’elle s’engageait vers la sortie, son professeur d’histoire l’interpella, l’invitant à rejoindre son bureau à l’opposé de la pièce. L’enseignant bien portant aux lunettes carrées et à la moustache grisonnante s’inquiétait pour Cynthia. Elle n’avait cessé de se tordre sur sa chaise durant l’heure entière et refusé de participer une seule fois ; un comportement qui ne lui ressemblait pas. Après avoir rassuré son professeur en invoquant plusieurs prétextes maladroits qui le laissèrent sceptique, il la libéra.

        Les élèves avaient quitté les couloirs mal éclairés qui paraissaient quelque peu lugubres. Cynthia prit la direction de la cage d’escalier la plus proche avec le sentiment désagréable d’être suivie. Elle se retourna à trois reprises en constatant à chaque fois que rien ni personne ne la talonnait. Elle poussa alors la porte battante de la cage d’escalier où régnait un mélange d’odeurs de transpiration, de tabac et d’autres substances potentiellement illicites. Elle s’avança jusqu’aux marches et avant que sa main n’attrape la rampe, une forte chaleur l’enveloppa subitement. Prise d’un violent vertige, elle manqua de tomber à la renverse. Après un battement de cil plus long que d’ordinaire, Cynthia observa sur les murs et le plafond, une ombre qui rampait dans sa direction. Elle recula et se blottit dans un coin de la cage comme un animal prostré. Plus l’ombre se rapprochait, et plus la chaleur se répandait dans l’ensemble de son corps. Elle desserra son écharpe et ouvrit son manteau pour tenter de faire tomber la température. C’est à ce moment précis qu’elle aperçut une lueur sous son pull, le souleva, et constata que son pendentif brillait d’une radiante lumière. Elle entendit résonner dans sa tête un chant de chœur héroïque semblant venir d’une autre époque ; tandis qu’un intense sentiment de bien-être envahit tout son être et chassa ses douleurs. À partir de cet instant, Cynthia ne vit plus que l’illumination à son buste être lentement engloutie par l’ombre qui envahissait entièrement l’espace, avant de s’évanouir.

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