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Chapitre I: Texte
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        À onze heures, Mme Falmon sortit de sa sieste. Étonnamment, elle n’avait eu aucun mal à se rendormir. Néanmoins, ses affres la harcelaient toujours. Derrière le voilage de sa fenêtre, elle observait la lune rousse, toujours subtilement présente malgré le soleil. C’est comme cela qu’elle se laissa séduire par l’idée que s’abandonner à ses souvenirs tourmentés la libèrerait peut-être. Ainsi, elle resta pensive de longues minutes en fixant le ciel, se remémorant le passé.

 

        Cela survint il y a précisément quinze ans, lors d’une nuit bercée d’une lune comparable. Mme Falmon s’en souvenait parfaitement, car elle n’en avait jamais vu auparavant. Profondément endormie, Cynthia n’était encore qu’une enfant alors âgée de bientôt trois ans. Comme chaque soir, avant d’aller se coucher, Mme Falmon et son mari se rendirent dans la chambre de leur petite pour s’assurer qu’elle passait une nuit paisible. Ils ouvrirent la porte sans faire de bruit. Un trait de lumière provenant du couloir balaya alors la pièce. Niché au milieu du lit à barreaux, un curieux objet étincelant attira leur attention. Intrigués, ils s’approchèrent pour identifier l’origine de cet éclat. C’est là qu’ils découvrirent, au cou de leur enfant, un pendentif argenté apparu mystérieusement. Paniquée, tous ses sens en alerte, Mme Falmon s’empressa de prendre la petite dans ses bras. Comment ce bijou avait-il pu atterrir ici ? M.Falmon, furieux et inquiet, se dirigea vers la fenêtre. Aucun carreau n’étant brisé, il écarta l’hypothèse de l’intrusion par effraction.

        C’est à cet instant qu’une voix les interpella. Cachée dans l’ombre de la porte, une femme svelte aux yeux noirs comme l’onyx se présenta à eux sous le nom d’Irimis. Pour une raison qu’ils ignoraient autant l’un que l’autre, ils furent incapables de réagir, comme captivés par la silhouette albescente. Celle-ci ne s’épancha pas plus longtemps qu’il ne fallut pour déclarer ceci :

        « Votre fille est une élue des cieux, profitez-en, il faudra un jour lui faire vos adieux. »

        Après quoi, elle disparut dans l’obscurité de la pièce. Les Falmon quittèrent leur état de torpeur et jamais plus ne la revirent.

        Évidemment, le couple tenta à plusieurs reprises de se débarrasser du bijou, espérant de la sorte protéger leur fille de ces mots délétères. Ils le jetèrent d’abord dans un lac. Mais, au lendemain matin, ils découvrirent avec stupéfaction que le pendentif avait regagné le cou de leur fille. Provoqué, l’après-midi même, M.Falmon, tenta de le briser avec un marteau. Hélas, l’outil céda le premier. Excédé, il alluma un feu de cheminée et le jeta dans les flammes. Toutefois, deux jours plus tard, il le retrouva intact dans les cendres froides, scintillant insolemment. Incapable de s’en défaire, le couple se jura d’enterrer cette histoire. Mais, les mots d’Irimis ne quittèrent jamais véritablement leurs pensées. Ainsi, ils reprirent le cours de leur vie, tout en gardant en mémoire qu’un jour, ce détestable présage pourrait resurgir.

        Après s’être laissé submerger, Mme Falmon ne se sentit pas mieux. Au contraire, sa peur de devoir se séparer de sa fille s’accentuait. Alors, pour occuper son esprit, elle se replongea dans sa journée, repoussant une fois encore ses pensées négatives.

 

        Cynthia reprit connaissance, le regard voilé, la tête lourde. Il lui semblait avoir dormi durant des jours, ou même des années, elle n’en savait rien. Toutes ses articulations étaient engourdies. Impossible pour elle de se lever, ni même de tourner la tête. Elle cligna plusieurs fois des yeux, sa vue lui revenant peu à peu. Allongée, elle reconnut alors les murs troubles de sa chambre. Un étrange sentiment l’envahit, une combinaison de peur et de doute, mais aussi le soulagement d’être dans un lieu familier. Elle se souvenait parfaitement des évènements survenus avant de s’évanouir. Mais, Cynthia ne s’expliquait rien, encore moins de quelle façon elle avait atterri ici, dans son lit. Elle tenta à nouveau d'animer ses membres, aucune réponse. Cynthia se mit alors à spéculer sur sa situation.

        Si quelqu’un l’avait trouvée inconsciente, elle aurait dû se réveiller dans une chambre d’hôpital. Et quand bien même on aurait décidé de la ramener chez elle, quelqu’un devrait se trouver à son chevet. Cynthia connaissait sa mère, il était certain qu’elle serait là, elle, à scruter le moindre de ses signes vitaux. Pourtant, elle semblait seule.

        C’était incompréhensible.

        À moins que… personne ne soit au courant de ce qu’elle venait de vivre. Cynthia s’accorda à penser que c’était la seule explication plausible. Mais alors, qui l’avait transportée, Clay, peut-être ? Non, impossible. Il aurait forcément prévenu Mme Falmon. Mais alors, qui ?

        Des fourmillements remontèrent tout son corps et Cynthia retrouva progressivement le contrôle de ses muscles. Elle put enfin faire pivoter son réveil pour se rendre compte de l’heure. Il indiquait : dix-huit heures trente. Cela faisait presque huit heures de coma. Bien qu’un peu rouillée, elle se redressa comme une catapulte, avec la certitude que quelque chose ne tournait pas rond.

        Plus étrange que tout le reste, une femme silencieuse lui faisait face, juste là, assise sur la chaise de son bureau.

        — Bonsoir Cynthia, dit-elle d’une voix suave.

        Cynthia ne répondit pas immédiatement. Elle posa d’abord sa main sur sa tête à la recherche d’une bosse, ou autre blessure témoignant qu’elle se la serait heurtée fortement. Rien. Pourtant, une inconnue venait de prononcer son prénom.

        — Qui êtes-vous ? questionna-t-elle, paniquée.

        La femme passa les plis de sa robe du même côté avant de répondre :

        — Allons, ne sois pas aussi nerveuse. Je m’appelle Irimis. Je viens prendre de tes nouvelles. Comment te sens-tu ?

        — Bien, je crois, hésita-t-elle à répondre. Mais, que faites-vous ici ?

        — Je comprends que tu sois un peu troublée, lança Irimis, sa curiosité piquée au vif par un stylo à quatre couleurs qui trainait sur le bureau. Perdre connaissance est toujours éprouvant, ajouta-t-elle en se saisissant de l’objet.

        Cynthia était plongée dans le doute. Elle ne s’expliquait pas comment cette femme pouvait être au courant de son incident. Était-elle sa mystérieuse sauveuse ? Désirant tirer cette histoire au clair, elle l’interrogea:

        — Est-ce vous qui m’avez ramenée ici ?

        — C’est exact, répondit Irimis qui, toujours fascinée par le stylo, jouait à faire sortir chaque couleur l’une après l’autre. Nous ne quittons jamais des yeux nos porteurs de Marques.

        Cynthia eut un instant de flottement. Cette femme semblait parler d’un sujet qu’elle-même ne maîtrisait pas.

        — Des porteurs de marque ?

        Irimis s’arrêta un instant de jouer avec le stylo et entreprit son explication :

        — Le bijou que tu portes est un objet que nous autres, les anges, appelons : une Marque. Il appartenait jadis à un ange qui te l’a légué, voyant en toi la personne admirable qui pourrait lui succéder.

        Cynthia restait sans voix, le teint pâlit par ces révélations. Elle, l’héritière d’un ange ? Sur le coup, Cynthia voulut y croire. La femme avait une telle prestance et semblait si sûre dans son propos qu’elle faillit la convaincre. Mais, tout ceci était si invraisemblable, qu’elle ne se laissa pas amadouer par le doux son de sa voix et répondit avec aplomb :

        — Mais, les anges, ça n’existe pas !

        Irimis resta de marbre face à cette offense. Sur un ton placide qui aurait forcé le respect des plus grands sages, elle tenta de lui faire entendre raison :

        — Crois-tu que les pendentifs qui s’illuminent tout seuls aient plus de chances d’exister ?

        — Non ! répondit catégoriquement Cynthia. D’ailleurs il doit y avoir une théorie bien rationnelle à ce phénomène. Mais, cela ne prouve en rien l’existence des anges.

        — Dans ce cas, j’en suis la preuve vivante, affirma fièrement Irimis.

        Cynthia affichait une mine déconcertée. Elle accordait tellement peu de crédit à ce qu’elle venait d’entendre qu’elle croyait rêver. Oui, elle allait certainement rouvrir les yeux, réaliser qu’elle s’adressait à une chaise vide, et que tout ceci n’était que le fruit de son imagination. Alors, tout rentrerait dans l’ordre.

        Irimis reposa le stylo après avoir bloqué le mécanisme en sortant deux couleurs simultanément. Puis, elle changea de place pour s’asseoir au bord du lit.

        — Je sais que ce n’est pas facile à assimiler. Mais le monde ne s’arrête pas à ce que la majorité croit connaître. Il s’étend tout au-delà, expliqua-t-elle en fixant un point fictif dans un horizon tout aussi imaginaire.

        Le séraphin était si proche à présent que Cynthia pouvait ressentir chacun de ses mouvements. Son souffle, les vibrations de sa voix et la chaleur de son corps. Jamais elle n’aurait pu imaginer toutes ces caractéristiques si subtiles qui appartiennent au réel. Il était évident qu’elle ne rêvait pas. Elle n’était simplement pas préparée à une telle expérience.

        — Donc, si je comprends bien, vous êtes un ange ?

        — Un séraphin plus précisément, rectifia Irimis d’un air légèrement présomptueux.

        Le visage de Cynthia se crispa davantage. Elle avait toujours du mal à y croire.

        Tout à coup, les rayons du soleil s’engouffrèrent par la fenêtre, dessinant d’un trait doré les contours de la silhouette d’Irimis en contre-jour. Des ailes lumineuses et translucides s’éployèrent dans son dos. Son corps se mit alors à flamboyer, inondant la chambre d’un éclat ambré. Éblouie, Cynthia se frotta les yeux. Devant ce sublime spectacle, elle ne pouvait que l’admettre, elle venait de voir un ange. Tandis que la manifestation s’évanouissait lentement, Cynthia leva son pendentif par la chaînette en annonçant d’un ton résolu :

        — Dites-moi tout ce que ceci signifie.

        — Hmm. Par où commencer, chuchota Irimis à elle-même, un léger sourire crispé au coin des lèvres.

        Elle prit une profonde inspiration qui laissait deviner qu’il y avait beaucoup de choses à dire, et importantes qui plus est.

 

        Tout d’abord, elle expliqua à Cynthia que son pendentif représentait Odia, la prêtresse de la vie. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’on l’appelait plus communément : la Marque d’Odia. Elle ne manqua pas d’évoquer que les Marques pouvaient prendre différentes apparences : bijoux, objets, cicatrices, taches de naissance... Parfois même, elles s’avéraient être invisibles, comme un trait de caractère ou un talent. Peu importait la forme, tant qu’on en possédait une ; cela signifiait qu’on avait été choisi par un ange pour lui succéder, et c’était là un des plus grands honneurs.

        — Donc je ne suis pas un ange ? demanda Cynthia.

        — Non, pas encore. Au moment propice, les héritiers doivent choisir ou non d’honorer ce privilège. Quand cette heure viendra, tu le sauras.

        Irimis attira aussi l’attention sur le fait que les Marques étaient des éléments très personnels, et qu’il revenait à son possesseur d’en apprendre plus sur elles avec le temps.

        À ce propos, Irimis aborda un autre point important. Elle souhaitait partager sa troublante observation qui continuait de taquiner son intellect. Le sort d’alerte consigné par ses soins dans la Marque avait parfaitement joué son rôle. Grâce au rayon lumineux projeté dans le ciel, elle put intervenir rapidement auprès de Cynthia. Cependant, lorsqu’Irimis trouva Cynthia inanimée sur le sol, elle remarqua une anomalie. En effet, une quantité importante de flux magiques subsistait dans le pendentif. Habituellement, les Marques ne possédaient aucun pouvoir, et ne manifestaient donc aucun effet, quel qu’il soit. En outre, son sort ayant déjà été consumé, il ne pouvait être à l’origine de ce résidu. Interpellée par ce cas unique, Irimis ausculta l’objet. Elle y découvrit un complexe enchantement, agissant de manière totalement autonome logé au cœur du bijou. Jamais elle n’en avait vu de tel auparavant. Celui-ci, en répliquant le sort du séraphin permettait dès lors au métal de s’illuminer pour prévenir Cynthia d’un imminent danger. Un élément déterminant étayait néanmoins le raisonnement qu’elle cheminait depuis plusieurs heures : il s’agissait de magie blanche, sans le moindre doute. En sa qualité de séraphin accompli, elle déduisit qu’il avait été mis en œuvre par le prédécesseur de la Marque. Si cela lui permit de comprendre pourquoi Cynthia s’était ainsi retrouvée inconsciente, le corps humain ne pouvant supporter une telle concentration de flux. Il lui manquait malgré tout la dernière pièce du puzzle, qu’était la menace déclencheur dudit enchantement.

        — Essayez-vous de me dire que vous n’avez aucune idée précise de ce qui se trame derrière tout ça ? demanda Cynthia qui désirait plus que tout comprendre dans quelle sorte d’histoire elle était embarquée.

        — Pour être honnête, je ne peux qu’émettre des hypothèses. Mais peut-être as-tu détecté quelque chose qui pourrait nous éclairer. Des évènements inexplicables ou des sensations anormales ?

        Cynthia n’eut pas besoin de réfléchir longtemps, tant elle avait été confrontée à des bizarreries depuis son lever. Elle livra le récit de sa journée à Irimis. La lune rousse, la silhouette sinueuse dans la vitre et la bourrasque qui s’en suivit. Les frissons répétés, les sueurs froides et la lourdeur sur ses épaules pendant les cours. Ce sentiment d’être espionnée et suivie juste avant d’entrer dans la cage d’escalier, et enfin cette ombre gigantesque.

        Pour le séraphin, ces informations ne laissaient aucune ambigüité et résolvaient le mystère autour du pendentif :

        — Tu es en proie à un speculombre. Voilà ce qui a déclenché l’enchantement, conclut-elle.

        — Un speculombre ! C’est quoi ça, encore ? questionna Cynthia, déconcertée.

        — On l’appelle aussi : le reflet de l’ombre. C’est une créature des ténèbres quasiment indétectable. Bien qu’inoffensive, elle permet à son propriétaire d’épier son hôte. Une lune rousse décuplant les facultés des créatures magiques, celle-ci a dû en profiter pour s’immiscer dans ton ombre.

        Cynthia se sentit brusquement mal à l’aise de savoir qu’elle était constamment surveillée. Peu rassurée par le caractère inoffensif de la chose, elle pria Irimis :

        — Vous pouvez m’en débarrasser, n’est-ce pas ?

        — Hélas, ce sont des êtres très furtifs et complexes. Je n’ai pas le matériel requis ici, s’en excusa le séraphin.

        — Mais alors, que va-t-il m’arriver à présent ?

        — C’est la deuxième raison de ma visite. Maintenant qu’ils ont constamment un œil sur tes faits et gestes, des démons pourraient s’en prendre à toi. Ils mettent toujours un point d’honneur à s’attaquer aux héritiers de Marques.

        Le mal-être de Cynthia monta un cran au-dessus. Si Irimis en parlant de démons faisait référence à ces créatures cruelles et sadiques qu’elle avait déjà rencontrées dans les livres, alors, elle était en danger. Son visage prit un teint livide, si bien qu’on pouvait y compter les veines sur le front. Son cœur s’accéléra et sa respiration devint irrégulière. D’une voix éteinte, elle demanda conseil :

        — Que dois-je faire dans ce cas ?

        Irimis lui lança un regard compatissant en la rassurant :

        — Pour l’instant, il n’y a pas lieu de s’affoler. Mais je veux tout de même être honnête avec toi. Il va falloir te montrer prudente et alerte au moindre signe de ton pendentif. De mon côté, je ne serais jamais très loin pour veiller sur toi.

        Cynthia resta figée, le regard absent pendant quelques instants. Elle avait du mal à encaisser ce qu’Irimis venait de lui annoncer. Ainsi, il y avait des chances qu’elle soit confrontée à des démons. Elle qui désirait vivre la grande aventure semblait avoir été servie, un peu trop à son goût même. Toutefois, une question lui taraudait l’esprit :

        — Irimis, qui aurait intérêt à me faire surveiller ?

        Bien entendu, le séraphin avait une idée de quel démon pouvait se cacher derrière tout ça, mais elle n’avait encore aucune preuve. D’ordinaire, les speculombres servaient le seigneur des ténèbres. Cependant, les démons étaient nombreux, et chacun avait ses raisons toutes plus obscures les unes que les autres de s’en prendre à elle : par fierté, plaisir malsain, ou simplement pour priver les cieux d’un ange en devenir.

        — J’allais justement prendre congé pour mener mon enquête et apporter toute la lumière sur ce point, dit-elle en se levant et reprenant sa place devant la fenêtre de la chambre.

        Les yeux braqués sur sa marque, Cynthia resta assise encore plusieurs minutes. Toutes ses pensées étaient dirigées sur cette impensable affaire. Tandis que le corps d’Irimis se fondait dans les dernières lueurs du jour, l’odeur de ragout qui provenait de la cuisine amena Cynthia à réfléchir sur un tout autre sujet. Pour l’heure, il lui faudrait affronter quelque chose de bien pire que les démons : les questions de sa mère.

       Cynthia prit soin de descendre l’escalier à pas de velours, à l’affût de chaque recoin de la maison, puis se dirigea furtivement vers la cuisine. Par la porte entrebâillée, elle aperçut sa mère affichant une expression du visage tout à fait ordinaire. Ne sachant pas d’où allait venir le joug ni à quelle réaction s’attendre de sa part. Elle décida, à cause perdue, de prendre son courage à deux mains et de se jeter dans le grand bain. À l’instant même où elle ouvrit la porte en grand, les yeux de sa mère la visèrent comme deux revolvers :

        — Ah, tiens ! Dix-neuf heures, annonça-t-elle en pointant l’horloge avec sa cuillère en bois. Tu te décides enfin à rentrer. Je peux savoir où tu étais passée ?

        Fauchée par le ton incisif de sa mère, Cynthia prit un instant de réflexion. Il était évident pour elle que raconter la mésaventure qu’elle venait de vivre serait impossible à faire avaler à n’importe qui. Tout en raclant le fond de sa gorge, elle prit une voix hésitante :

        — J’étais à la bibliothèque… avec des amis. On a étudié et ensuite on a…

        Sa mère l’interrompit :

        — La bibliothèque, vraiment ? Le lycée m’a appelé, tu n’as été présente à aucun cours de tout l’après-midi. Où étais-tu ? insista-t-elle, agacée. Et ne me sors pas une excuse sans queue ni tête, car je finirai par connaître la vérité.

        Les réponses fusaient dans la tête de Cynthia :

« Je me suis évanouie, à cause de mon pendentif », « J’étais dans ma chambre, maman », « J’ai discuté avec un ange, pas plus tard qu’il y a deux minutes ».

        Mais, comment pouvait-elle confesser ça ? Sa mère la qualifierait de folle ou pire, de menteuse. Jamais elle ne lui avait menti. Pourtant, aujourd’hui il lui fallait innover, car personne ne pourrait croire une seule seconde qu’un ange était venu la sauver, et que des démons étaient à ses trousses. À cet instant, la colère qui l’envahissait était si grande que ses membres se mirent à trémuler. Le sang bouillonnant, les dents serrées et une culpabilité désavouée lui nouant la gorge, elle lâcha à contrecœur :

        — J’ai passé la journée en ville avec des amis.

        — Bravo, ma fille ! Félicitations ! s’insurgea Mme Falmon en agitant sa cuillère comme un étendard de guerre. Tu ne m’as jamais fait un coup pareil. Qu’est-ce qui t’est passé par la tête ?

        Cynthia s’en voulait tellement, qu’elle ne prêtait plus la moindre attention à ce que scandait sa mère. C’en était trop. La situation devenant insupportable, elle préféra sortir de la cuisine en pestant d’indignation :

        — Satané pendentif !

        En entendant les mots de sa fille, Mme Falmon laissa tomber son ustensile et l’a rattrapa par le bras dans le couloir de l’entrée :

        — Qu’est-ce que tu as dit ?

        — Rien. Aucune importance, répondit Cynthia désinvolte, poings serrés, tous ses muscles raidis par la rage.

        Constatant que sa fille n’était pas dans son état normal, elle s’obstina, souhaitant que celle-ci partage ses tourments :

        — Si ! Pourquoi parles-tu comme ça de ton pendentif ? Pour… quelle… raison ? ânonna sa mère, suspendue aux lèvres de sa fille, attendant que celle-ci lui confirme ses inquiétudes.

        Cynthia ne l’avait jamais entendue s’exprimer d’une voix aussi tremblante. D’ordinaire, c’était une femme forte, qui annonçait fréquemment de mauvaises nouvelles à ses patients. Alors, elle savait parfaitement contenir son stress. Pourtant, son comportement trahissait l'angoisse qu'elle ne lui annonce quelque chose de grave.

        — Tu ne me croiras pas si je te le dis, avança Cynthia, fixant sa mère avide d’aveux.

        Pourtant, Mme Falmon se sentait prête, du moins le pensait-elle. Forte de toutes ces années de préparation, à imaginer cette scène des dizaines de fois. Malgré tous ses efforts pour paraître stoïque, elle faiblissait. Les yeux brillants, Mme Falmon saisit les mains de sa fille, prête à entendre sa confession :

        — Tu dois me le dire, je peux tout entendre, insista-t-elle.

        Cynthia se sentit plus en confiance, mais insuffisamment pour lui dénouer la langue. La pression devenant trop importante, son faciès prit la couleur de la colère et ses mains tremblèrent à l’unisson de ses jambes.

        — Il a brillé, c’est ça ? présuma Mme Falmon en fixant sa fille droit dans les yeux.

        Cynthia ébranlée par la déclaration de sa mère vit défiler tous les évènements de sa journée. Celle-ci venait néanmoins de la libérer d’un poids, ne lui restait plus qu’à opiner pour se délivrer de son fardeau. À bout de nerfs, elle relâcha tous ses muscles et se confia du bout des lèvres:

        — Oui, maman. Il s’est illuminé et ensuite j’ai…

        Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase, sa mère lâcha prise et éclata en sanglots. Deux larmes épousèrent les contours de son visage jusqu’à se joindre sur la fossette de son menton. Cynthia comprit à cet instant qu’il ne servait à rien de poursuivre, sa mère était déjà au courant. Elle l’a pris alors dans ses bras pour tenter de la consoler, en lui glissant dans le creux de l’oreille :

        — Ma petite maman adorée. Pourquoi ne m'as-tu jamais rien dit ?

        Mme Falmon colla sa joue contre celle de sa fille comme pour la sentir tout près d’elle une dernière fois.

        — Nous voulions te préserver. Te laisser vivre pleinement ta vie.

        — Alors papa était au courant lui aussi, en déduit-elle.

        Sa mère acquiesça.

        Cynthia savait désormais que ses parents s’étaient tus tout ce temps pour la protéger, et lui éviter les angoisses d’une épée de Damoclès au-dessus de la tête.

        Après quelques minutes, chacune enlacée dans les larmes, les craintes et les doutes de l’autre ; la mère et la fille allèrent s’asseoir sur le canapé pour discuter. Mme Falmon jugea qu’il était temps de dévoiler sa rencontre avec Irimis, et cette situation qu’elle redouta toutes ces années.

        Avant de terminer son histoire, Mme Falmon se dirigea vers le buffet se saisir d’un pot en grès et le retourna. Puis, elle tendit à sa fille le petit mot plié en quatre qui en tomba :

        — Il y avait ça dans ton lit ce soir-là, je suppose que nous n’étions pas censés croiser cette femme.

        Cynthia le lut à voix haute avec beaucoup d’appréhension :

        « Quand, à nouveau rousse sera la lune, et l’ange brillant affirmé, sans chance ni loi, aucune, l’enfant rejoindra l’Empyrée. »

                Cynthia comprit alors que ce jour était proche, laissant planer à l’horizon, un avenir incertain.

Sa mère, pleine de larmes, la regardait avec tendresse…

        — Rejoindre l’Empyrée? répéta Cynthia. Je ne comprends pas, ajouta-t-elle bouleversée. Irimis est venue me voir aujourd’hui. Mais, jamais elle n’a évoqué l’idée de m’emmener quelque part. Je pense qu’il s’agit plutôt d’une ligne de conduite à tenir.

        Sa mère haussa les épaules :

        — Ton père et moi avons toujours soupçonné qu’un jour, cette femme reviendrait te chercher. Sinon, pourquoi nous aurait-elle conseillé de te faire nos adieux ?

        — C’est grotesque ! s’offusqua la jeune fille. Comment peut-elle croire une minute que je vais vous abandonner et la suivre je ne sais où. Et puis d’abord, c’est quoi ça, l’Empyrée ?

        — Aucune idée. Mais, maintenant qu’elle a pris contact avec toi, je pense que tu devrais lui poser toutes tes questions, suggéra sa mère.

        — Tu as certainement raison. Je pense qu’on devrait la voir ensemble la prochaine fois.

        — Je suis désolée, mais ça, c’est au-dessus de mes forces. Je ne veux plus jamais avoir affaire à cette femme.

        Cynthia caressa la main de sa mère et tenta de la rassurer :

        — En tout cas, si en choisissant de devenir un ange je dois m’éloigner de vous, alors je refuserai.

        — Oh, ma chérie ! Pour rien au monde je ne te laisserais partir, s’exclama sa mère en la serrant contre elle.

        En émoi, elles se réconfortèrent mutuellement, espérant y voir plus clair prochainement. Car si les mots du séraphin étaient âpres, ils n’en demeuraient pas moins abscons.

        Les deux femmes dinèrent ensuite en silence. Le repas se termina rapidement dans une cacophonie de bruits d’assiettes et de couverts. Cynthia rejoignit sa chambre non sans poser une bise sur la joue de sa mère. Elle enfila une tenue appropriée pour la nuit et se glissa dans son lit. Naturellement, elle se posa mille et une questions, qu’elle s’efforça d’oublier du moins pendant quelques heures.

        Étonnamment, après avoir cherché sa position idéale pendant plusieurs minutes, elle ne tarda pas à trouver le sommeil. Sa journée agitée l’ayant à coup sûr épuisée. Tandis que la nuit défilait au-dehors, sa Marque s’étoffa à nouveau, d’un léger halo d’or.

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